Péninsule et majuscule
Un lecteur de la dernière Histoire de mots s’interroge sur la présence d’une majuscule au mot Ibérique dans l’expression péninsule Ibérique. Faudrait-il aussi écrire péninsule Italienne ?
On constate une certaine hésitation de l’usage dans l’emploi ou non de la majuscule dans ces expressions où le mot péninsule est suivi d’un adjectif qui identifie la péninsule dont il est question.
À priori, ces expressions s’apparentent à des toponymes naturels, c’est-à-dire à des noms propres d’entités géographiques formées par la nature. Quand ces toponymes sont formés d’un nom suivi d’un adjectif, si le nom constitue le générique (l’élément du toponyme qui indique le type d’entité géographique : mont, mer, golfe, etc.) et si l’adjectif constitue le spécifique (l’élément qui distingue l’entité de toutes les autres entités du même type), la règle générale en français est de laisser la minuscule au nom et de mettre une majuscule à l’adjectif :
l’océan Indien
la mer Morte
le golfe Persique
le fleuve Jaune
le mont Blanc
les iles Vierges
Si l’on applique machinalement la règle à nos péninsules, il faudrait donc écrire :
la péninsule Ibérique
la péninsule Italienne
la péninsule Arabique
la péninsule Coréenne
la péninsule Gaspésienne
Dans le cas de la péninsule Ibérique, cette graphie avec majuscule est en effet celle qui est recommandée par la majorité des ouvrages de référence. Mais les choses se compliquent pour les autres. Par exemple, la plus récente édition du Dictionnaire de l’Académie française1 fournit ces exemples sous l’entrée péninsule :
la péninsule Ibérique
la péninsule italienne
la péninsule armoricaine
la péninsule scandinave
la péninsule balkanique
Pourquoi la différence de traitement ? Pourquoi une majuscule à Ibérique, et non aux autres adjectifs ?
Voici une tentative d’explication. Dans une expression comme la péninsule italienne, il faut se demander si l’on est bien en présence d’un réel toponyme, d’un nom propre. Cette péninsule s’appelle en fait simplement Italie, et ce depuis des siècles. (L’emploi du nom Italie pour désigner un État est bien plus récent, cet État ne s’étant unifié qu’au xixe siècle.) L’expression péninsule italienne peut être interprétée comme une simple périphrase parmi d’autres :
la péninsule italienne
la péninsule de l’Italie
la péninsule qu’est l’Italie
la péninsule appelée Italie
L’adjectif italienne est tout simplement le dérivé régulier du toponyme dont il est question (Italie) et l’expression péninsule italienne peut s’analyser comme un syntagme nominal libre, dont le sens est compositionnel, c’est-à-dire qu’il se déduit régulièrement du sens de chacune de ses parties, comme dans le syntagme la capitale italienne.
Prenons un contrexemple où la majuscule est clairement préférable :
la péninsule Antarctique
Cette péninsule ne porte pas d’autre nom et ne correspond pas à l’Antarctique lui-même, mais à une petite partie de ce continent, qui compte d’autres péninsules. L’expression péninsule Antarctique est bien employée comme un toponyme, comme le nom propre consacré, et la majuscule à l’adjectif est donc justifiée.
Examinons un exemple un peu moins simple. Que faut-il préférer :
la péninsule arabique
la péninsule Arabique
Cette péninsule porte bien un nom, Arabie, et il est donc légitime d’écrire péninsule arabique, sur le modèle de péninsule italienne vu plus haut. Cela dit, le toponyme Arabie est devenu ambigu, puisque le mot est aussi employé pour désigner elliptiquement l’Arabie saoudite, État créé au xxe siècle et qui n’occupe qu’une partie de cette péninsule qu’il partage avec plusieurs autres. Cette ambigüité explique peut-être le fait que, pour désigner la péninsule, le nom Arabie est souvent évité et remplacé par l’expression péninsule arabique, dont la fréquence d’utilisation confère de plus en plus à celle-ci un caractère de toponyme, ce qui pourrait expliquer à son tour que la majuscule soit parfois observée (péninsule Arabique), bien qu’elle soit discutable. En revanche, la majuscule est pleinement justifiée pour le désert Arabique, qui ne se situe pas en Arabie, mais en Égypte, de l’autre côté de la mer Rouge (elle-même anciennement appelée golfe Arabique). Ne pas confondre ce désert Arabique avec le désert d’Arabie, qui, lui, s’y trouve bien !
Revenons dans la péninsule Ibérique, occupée essentiellement par l’Espagne et le Portugal (mais aussi par l’Andorre et la minuscule « sous-péninsule » de Gibraltar, territoire britannique). La préférence observée pour la majuscule peut se justifier par le fait que l’absence de toponyme concurrent et la relative obscurité de l’adjectif ibérique confèrent à l’expression un statut de toponyme. Il existe bien un ancien nom propre correspondant, Ibérie, mais ce toponyme d’origine grecque n’est jamais utilisé autrement que dans le contexte de l’histoire de l’Antiquité, contrairement à l’adjectif dérivé. L’expression péninsule Ibérique est devenue avec le temps le toponyme consacré pour désigner cette péninsule multiétatique qu’il serait archaïque d’appeler Ibérie et qu’il serait réducteur d’appeler Espagne ou péninsule espagnole, ou encore péninsule hispanique (bien que, dans l’Antiquité, le mot latin Hispania ait lui aussi été employé pour désigner toute la péninsule).
Pour en finir avec la péninsule Ibérique, ajoutons que ses voisins français l’appellent parfois la Péninsule tout court, sans le moindre adjectif. Les deux exemples suivants sont synonymes :
Il compte passer ses vacances dans la péninsule Ibérique.
Il compte passer ses vacances dans la Péninsule.
Dans cet emploi absolu, la majuscule à Péninsule est de rigueur, suivant la règle usuelle pour d’autres désignations elliptiques de ce genre. On veillera à ce que le contexte soit clair, car l’expression la Péninsule désigne parfois plutôt l’Italie.
Péninsule ou presqu’ile ?
Profitons-en pour répondre à une autre question, assez fréquente : y a-t-il une différence entre une péninsule et une presqu’ile ?
Le mot péninsule nous vient du nom latin paeninsula, composé lui-même des mots paene (« presque ») et insula (« ile »). Si l’on ne considère que l’étymologie, péninsule et presqu’ile seraient donc synonymes. Ils sont parfois considérés comme tels, mais on constate dans l’usage une certaine distribution des rôles entre ces mots.
Presqu’ile est habituellement employé pour désigner une avancée de terre dans la mer ou dans un lac qui est presque entièrement entourée d’eau, n’étant rattachée à une masse de terre plus importante que par une bande de terre relativement étroite, appelée isthme.
Péninsule est plutôt utilisé pour désigner toute avancée de terre relativement saillante et de vastes dimensions. Il n’y a pas de critère précis pour ces vastes dimensions, mais elles impliquent que le plan d’eau qui la borde est la mer, ou alors un très grand lac. Les dictionnaires usuels se contentent souvent de dire qu’une péninsule est une « grande presqu’ile » : s’il est vrai que les grandes presqu’iles sont le plus souvent appelées péninsules, une péninsule ne possède pas nécessairement d’isthme. Par exemple, la partie de l’Inde qui s’avance en pointe dans l’océan Indien ne comporte pas d’isthme, mais elle est souvent qualifiée de péninsule. De la même façon, la Bretagne occupe une péninsule qui ne comporte pas de partie resserrée à sa base, pas d’isthme.
Lorsque l’avancée de terre est de dimensions modestes et ne comporte pas d’isthme notable, on parle plutôt de pointe, ou encore, quand elle est élevée, de cap.
On remarquera donc une gradation ascendante de l’hyperbole autodénigrante de Cyrano de Bergerac dans sa fameuse tirade du nez2 :
Descriptif : « C’est un roc !… c’est un pic… c’est un cap !
Que dis-je, c’est un cap ?… C’est une péninsule ! »
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Académie française, article « péninsule », Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition, version informatisée. ↩
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Rostand, Edmond. Cyrano de Bergerac : comédie héroïque en 5 actes, en vers, Paris, E. Fasquelle, 1898, acte I, scène iv, p. 42. ↩