Un adjectif addictif
On lit et entend de plus en plus souvent l’adjectif addictif, utilisé pour qualifier quelque chose dont on est tellement passionné que ça en devient une véritable drogue. Par exemple, un jeu très addictif. Est-ce que cet adjectif est correct en français ? Est-ce un calque de l’adjectif anglais addictive ?
Un peu d’étymologie pour débuter. Dans le vocabulaire juridique de la Rome antique, le mot latin addictus désignait un homme qui, ne pouvant rembourser ses dettes, devenait l’esclave de son créancier par ordre du magistrat. Cet ordre s’appelait addictio, terme latin qu’on traduit parfois en français moderne sous la forme addiction. Ces mots dérivent de la préposition latine ad (« à ») et du verbe dicere, qui signifie « dire ». L’addictus était officiellement « dit à » ou « adjugé à » son créancier. Ces mots s’utilisèrent aussi à l’époque féodale pour désigner l’état de servitude où tombait un vassal incapable d’honorer ses dettes envers son suzerain.
C’est au début du xxe siècle que, par analogie, les mots de cette famille se sont chargés d’un sens où l’asservissement n’est plus juridique, mais physiologique ou psychologique. En anglais d’abord, on commença à parler des addicts pour désigner les toxicomanes, « esclaves » de drogues comme l’opium ou la morphine. On en vint aussi à utiliser le nom addiction pour désigner leur état de dépendance, de même que l’adjectif dérivé addictive. Parallèlement, les psychanalystes et psychothérapeutes anglophones ont étendu le sens d’addiction à des comportements comparables à ceux d’un toxicomane.
Le français médical a effectivement emprunté à l’anglais les termes de cette série. On trouve désormais dans les dictionnaires français usuels des mots comme addiction et addictif. Ces emprunts sont récents. Il faut dire que le vocabulaire français possédait déjà de nombreux termes tournant autour de notions voisines : dépendance, accoutumance, assuétude, compulsion, toxicomanie, etc. Les spécialistes établissent des nuances importantes entre tous ces termes (voir le dictionnaire de définitions d’Antidote) et plusieurs ont senti l’utilité du terme addiction pour désigner une forme de dépendance malsaine qui n’est pas nécessairement liée à une drogue. On peut trouver des comportements addictifs plus ou moins prononcés dans toutes les sphères d’activité : dépendance au travail, au jeu, au sexe, à l’alimentation (boulimie), à la consommation (achat compulsif), au sport (surentrainement), à l’Internet (cyberdépendance), etc. Ces comportements ont un caractère irrépressible, répétitif et nuisible à la santé. L’étude scientifique de ces comportements porte même désormais un nom, addictologie, qui a produit les dérivés addictologue et addictologique.
Revenons à l’adjectif addictif et soumettons-le au dictionnaire de cooccurrences d’Antidote pour trouver les noms les plus fréquents avec lesquels il s’associe : conduites addictives, drogues addictives, caractère addictif, comportements addictifs, effets addictifs, pouvoir addictif… On peut distinguer deux sens principaux : le sens « qui crée une addiction », comme dans drogues addictives et le sens « caractérisé par l’addiction », comme dans conduites addictives. On retrouve ces sens dans le dictionnaire de définitions.
Notons que, dans la langue courante, l’adjectif addictif peut qualifier par extension le moindre passetemps ou la moindre habitude inoffensive. Les figures de style mises en jeu sont alors l’analogie (on transpose le vocabulaire médical dans la vie quotidienne) et l’hyperbole (on exagère la gravité d’une habitude anodine en la comparant à une drogue). Il n’est habituellement pas question de pathologie dans une phrase comme : le sudoku est un petit jeu diablement addictif…
Il faut reconnaitre que cet adjectif addictif s’avère pratique pour qualifier une activité. On peut souvent substituer le nom dépendance à addiction, mais une expression comme un jeu vidéo dépendant s’avère plus ambigüe que un jeu vidéo addictif. Si l’on préfère le terme dépendance à addiction, il faudrait, sur le modèle de l’adjectif médical toxicomanogène, inventer un adjectif comme dépendantogène, qui ne serait guère élégant… Le nom de sens voisin assuétude n’a pas produit d’adjectif dérivé. Quant à l’adjectif accoutumant, il ne recouvre pas tout à fait le même sens : il évoque plutôt un besoin d’augmenter la dose pour procurer un même effet. On peut aussi se rabattre sur des adjectifs plus courants : captivant, prenant, absorbant, grisant, etc. Mais ces adjectifs plus génériques n’évoquent pas nécessairement l’aspect répétitif, voire maladif, de l’addiction.
Dans le registre familier, on rencontre parfois en français le mot addict pour désigner une personne en proie à une drogue ou à une addiction, ou une personne simplement passionnée de quelque chose. L’utilité de ce nouvel emprunt, qui figure par exemple dans le Petit Robert, est discutable : le vocabulaire médical possède déjà les noms toxicomane, drogué, etc. Pour ce qui est des simples passionnés, qui ont la piqure pour telle chose ou telle activité, ils portent plusieurs noms en français familier, comme en atteste le dictionnaire des synonymes : les accros, les mordus, les fervents, les fanas, etc.
Quant aux malheureux que leurs addictions ont endettés, ils peuvent toujours s’estimer heureux que la pratique romaine de l’addictio ne soit plus en vigueur…