Conte à rebours
La cloche a sonné pour les étudiants et étudiantes qui doivent dorénavant « gamberger » pour compter sans fautes ou, dans une rédaction, raconter avec style leurs trop courtes vacances. Comme récréation, nous leur proposons, en incluant naturellement les personnes curieuses d’étymologie…, un voyage à rebours pour leur raconter l’histoire des verbes apparentés désignant ces tâches ardues, soit compter, conter, raconter et gamberger. Tandis que la parenté de conter et raconter est évidente, celle des autres verbes demande sans nul doute quelques éclaircissements.
compter, conter
En plus d’être homonymes, compter et conter ont la même origine. Ils proviennent tous les deux du latin classique computare ‘calculer’, se décomposant en con- et putare. Comme computare, le verbe putare signifiait ‘compter’, mais son sens de départ était ‘nettoyer, mettre de l’ordre’. Dans ce sens, putare est vraisemblablement à l’origine du français suisse poutser ‘nettoyer’, par l’intermédiaire de l’allemand putzen. Notons que le sens premier du verbe latin reflétait celui de son étymon adjectival putus ‘pur’, dont le parent, purus, a donné pur en français.
Le dérivé computare s’enrichit de deux autres sens principaux au cours de son évolution vers l’ancien français. Ainsi, en latin tardif s’ajouta celui de ‘avoir l’intention de’, puis, en latin populaire, de ‘raconter’. Ce dernier sens, inattendu, s’explique par le passage de ‘faire le compte d’un ensemble’ à ‘faire le compte des évènements’ ou, si l’on veut, ‘en rendre compte’.
Le verbe latin computare a produit deux verbes français aux parcours différents : un doublet savant, computer, et un doublet populaire, conter. Computer ‘calculer le temps relatif au calendrier’ n’est apparu qu’en moyen français. Il est aujourd’hui rare, mais il reste ses parents spécialisés comput ‘calcul qui sert à déterminer la date des fêtes religieuses’ et computation ‘évaluation numérique d’une date’. L’anglais a conservé to compute ‘calculer, analyser’ et son dérivé computer ‘ordinateur’, qui relèvent tous deux de la langue courante. Le doublet populaire conter, quant à lui, a abouti en ancien français par l’intermédiaire de la forme contare du latin populaire. Il hérita des sens du latin, auxquels s’ajoutèrent au cours des siècles d’autres sens, comme ‘considérer’ (compter un oiseau au genre des colombes), qui appartient aujourd’hui au registre soutenu, et ‘être important’ (ça compte pour moi), ainsi que de nombreuses locutions : à compter du ‘à partir de’ (XIVe siècle), compter sur ‘se fier à’ (XVIIe), sans compter que ‘en outre’ (XIXe), etc.
Au XIVe siècle, conter commence à s’écrire parfois compter, ce qui le rapproche graphiquement de son étymon computare. Les deux variantes conter et compter coexisteront sans distinction réelle de sens jusqu’au XVIIe siècle, où on affectera exclusivement la graphie compter au sens ‘calculer’ (et aux autres qui en sont issus) et la graphie conter au sens ‘faire un récit’. Cette dernière acception est maintenant généralement désuète dans la francophonie, où elle a été remplacée par son parent raconter ; elle demeure néanmoins courante dans certaines expressions du français, telles que conter fleurette ‘courtiser’, et dans la langue familière du Québec (conter sa journée à quelqu’un).
raconter
Raconter a été formé au XIIe siècle par la préfixation de r(e)- à l’ancien verbe aconter, lui-même un dérivé préfixé de conter. Tous ces verbes oscillaient entre les sens ‘faire le récit’ ou ‘calculer’ et connaissaient, entre le XIVe et le XVIIe siècle, des variantes graphiques basées sur leur étymon latin computare (compter, acompter, racompter). Dans le cas de raconter/racompter, c’est la variante plus « phonétique » raconter et le sens ‘faire le récit’ qui furent retenus à partir du XVIIe siècle. Cette variante a concurrencé le verbe conter jusqu’à la fin du français classique. Après quoi conter devient vieilli ou se cantonne à des usages régionaux.
gamberger
L’origine du mot familier gamberger, signifiant ‘réfléchir’ ou ‘combiner’, n’est pas établie avec certitude. On sait cependant qu’il a été précédé au XIXe siècle par comberger, mot de l’argot des malfaiteurs signifiant ‘calculer’. Le sens et la graphie de ce mot conduisent au mot latin computare, de même sens, lié au mot français compter.
Comme ceux qui les utilisent, les mots de l’argot des malfaiteurs ne cessent de se dissimuler en changeant d’aspect afin de ne pas être remarqués des non-initiés. Le verbe gamberger en est un bel exemple. On aurait d’abord affublé une forme populaire non attestée (comber ?) de computare du suffixe argotique -erge, qui a donné la forme comberger, qui fut déformée en gomberger, puis en gamberger.
Les sens modernes ‘réfléchir’ ou ‘combiner’, qui ont fait leur apparition au XXe siècle, sont une extension naturelle du sens ‘calculer’. D’ailleurs, le sens ‘calculer’ des mots français calculer et compter a subi une évolution similaire puisqu’il a donné les sens ‘évaluer’ (dans calculer ses chances de réussite), ‘préparer mentalement’ (dans calculer son coup) et ‘espérer’ (dans compter faire quelque chose), qui ne réfèrent plus au calcul comme tel, mais plutôt à une simple activité mentale.