Chiffres romains, arabes ou… gaulois
Considérez le mois et l’année ci-dessus. En multipliant l’ancien rang du mois d’octobre dans le calendrier romain (8) par son rang actuel (10), on obtient 80. De plus, en additionnant les deux moitiés du millésime 2020 (20 + 20), on obtient 40, la moitié de 80. Tout converge vers le nombre 80, dont l’énonciation incongrue (« quatre-vingts » ?) mérite quelques éclaircissements dignes de la présente Histoire de mots.
Mais il y a plus. Les noms des chiffres composant 80, huit (8) et zéro (0), en ont aussi long à dire, tout comme le nom chiffre lui-même. Et malgré leur domaine commun, ces quatre mots sont d’origines diverses. Seul huit est d’origine purement latine, par des transformations étonnantes. Jumeaux étymologiques, zéro et chiffre descendent du même mot arabe. Quant à quatre-vingts, sa formation étrange est vraisemblablement gauloise.
huit
On ne reconnait guère le numéral latin octo dans notre huit moderne. Et pourtant, le premier est bien devenu le second. Le o final est d’abord tombé (oct), puis le c s’est palatalisé et vocalisé (oit). Le o s’est ensuite fermé en u au contact du i (uit). Enfin, l’ancienne langue confondant à l’écrit les sons u et v, on décida de faire précéder d’un h les mots se prononçant avec un initial, surtout pour ceux qui s’opposaient à un paronyme se prononçant avec un [v] initial. Dans le cas de huit, cette décision était particulièrement bienvenue, puisque le h permettait de désambigüiser la forme vit, qui pouvait autant être lue [vit’] ‘pénis’ que [uit’] ‘huit’. D’autres mots ont été affectés d’un tel h « désambigüisateur », comme huis, huitre et huile, qu’on voulait éviter de confondre avec vis, vitre et vile (aujourd’hui, ville).
Huit empêche l’élision ou la liaison de l’article précédent (le huit et un huit sont prononcés [le-uit’] et [un-uit’] au lieu de [l-uit’] [un-nuit’]), comme s’il commençait par une consonne. Pourtant, le h de huit n’est pas un h aspiré. En fait, cette règle s’applique aux numéraux débutant par une voyelle orale, même sans h initial. Ainsi, un, onze et onzième se comportent aussi comme s’ils commençaient par une consonne (par exemple, le onze et un onze sont prononcés [le-onze] et [un-onze] au lieu de [l-onze] [un-nonze]). En français classique, la disjonction phonétique de ces numéraux avec l’article précédent était optionnelle ; elle devint fortement majoritaire au XIXe siècle, puis obligatoire au XXe. Autre particularité phonétique : employé isolément ou suivi d’une voyelle, le t final de huit se prononce (j’en ai huit et huit autos [uit’]), mais le t peut s’amuïr quand il est suivi d’une consonne (huit voitures [ui]). Cette règle phonétique existait déjà en français classique puisque l’édition de 1762 du Dictionnaire de l’Académie française la mentionne.
chiffre
Les chiffres dits « arabes » sont en fait originaires de l’Inde. Toutefois, c’est par les Arabes qu’ils atteignirent l’Europe médiévale, ce qui explique le grand nombre de mots mathématiques venus de l’arabe, comme algèbre et algorithme.
Un des nouveaux concepts mathématiques que les Arabes transmirent aux Européens est celui du zéro. Il était désigné dans leur langue par le terme ṣifr signifiant littéralement ‘vide’, calque sémantique du sanscrit śūnya. Le mot arabe fut emprunté sous diverses formes par le latin médiéval : sifra, cifra, cyfra, zyphra, zephirum, etc. Parmi ces variantes, ce sont cifra et cyfra qui ont fourni à l’ancien français les variantes cifre et cyfre. Les formes ultérieures en ch- sont explicables par un emprunt soit à l’italien cifra, qui se prononce [tchifra], soit au picard, qui fait généralement correspondre un chi au ci français (chire ‘cire’). Cette dernière hypothèse est étayée par l’implantation plus précoce du système numérique arabe dans les villes industrielles du nord de la France.
Le mot cifre conserva d’abord le sens original ‘zéro’ du mot arabe. Toutefois, puisque tous les chiffres arabes constituaient en Europe une nouveauté, le terme a fini par désigner en moyen français tout chiffre arabe, puis n’importe quel symbole désignant un nombre (incluant les chiffres romains). Par un étrange caprice du destin, nombre perd le sens de ‘symbole numérique’ au profit de chiffre, alors que ce dernier se rapproche parfois du sens de ‘nombre’ au XIXe siècle (sens qu’on retrouve, par exemple, dans la locution chiffre d’affaires, qui désigne un nombre correspondant à un montant global de ventes).
Les nouveaux symboles ont sans doute paru étranges aux yeux des utilisateurs des chiffres romains puisqu’à partir du moyen français, on a commencé à utiliser chiffre dans le sens de ‘code secret’, puis de ‘entrelacement d’initiales’. Les dérivés chiffrer (dans le sens de ‘coder’) et déchiffrer perpétuent d’ailleurs le caractère mystérieux de ces symboles.
zéro
Comme chiffre, le numéral zéro provient de l’arabe ṣifr ‘vide’. Leur grande différence formelle provient premièrement du fait que zéro est issu de la variante zephirum du latin médiéval, au lieu de la variante cifra (ou cyfra), qui a produit chiffre. Deuxièmement, la différence a été accentuée par un long séjour de zephirum en sol italien. Plus précisément, il a été adapté par le vénitien en zephiro, puis zevero, avant d’être contracté en zero en italien.
Étant donné l’ambigüité gênante de chiffre en moyen français, qui désignait à la fois les sens ‘zéro’ et ‘chiffre’, on adopta à la fin du XVe siècle ce zero italien. Au début du XVIe siècle, on fait de zéro un nom pour désigner une personne sans valeur (C’est un vrai zéro). Zéro est entré par la suite dans plusieurs expressions avec le sens ‘rien’ (repartir à zéro, avoir le moral à zéro, etc.).
quatre-vingts
La numération en français central comporte son lot de bizarreries. La plus étonnante est la présence de soixante-dix, quatre-vingts et quatre-vingt-dix, qui remplacent septante, huitante et nonante, formes attendues d’après le latin septuaginta, octoginta et nonaginta. En fait, cette façon de compter serait un vestige de la numération vigésimale utilisée en Europe par les langues pré-indo-européennes (dont peut-être certaines apparentées au basque) avant l’arrivée des Celtes. Elle tire son origine du fait qu’on ajoutait les dix orteils aux dix doigts pour compter. Ce système prévaut toujours dans des langues modernes aussi éloignées les unes des autres que le danois, l’albanais et le breton.
Au départ décimal, le système de numération des Gaulois devint en grande partie vigésimal au contact des peuples pré-indo-européens. Lors de la conquête romaine, les Gaulois adoptèrent le latin sans revenir complètement à la numération décimale. Les deux systèmes de numération sont demeurés en concurrence pendant plusieurs siècles. Ainsi, au Moyen Âge, on utilisait parfois vingt et dix (20 + 10 = 30), deux-vingt (2 × 20 = 40) et trois-vingt (3 × 20 = 60) au lieu des termes d’origine latine trente, quarante et soixante. L’hôpital des Quinze-Vingts (15 × 20 = 300), fondé vers 1260, doit son appellation à ses trois-cents lits qui accueillaient les aveugles de Paris. Même au XVIIIe siècle, Voltaire utilisait couramment le nombre six-vingt (6 × 20 = 120 ; par exemple, des vieillards de six-vingts ans). Ces tournures ont cédé le pas à leurs versions décimales latines, mais les expressions vigésimales soixante-dix, quatre-vingts et quatre-vingt-dix sont restées pour les nombres entre soixante et cent, sauf en Belgique et en Suisse, où septante et nonante se sont implantées. La forme huitante est encore usitée en Suisse, surtout dans les cantons de Vaud, du Valais et de Fribourg ; la forme octante, qui avait été refaite à partir du latin sur huitante, est sortie de l’usage.
Quoique l’étymon de vingt fût invariable en latin, l’ancien et le moyen français permettaient de faire suivre vingt d’un s lorsqu’il était multiplié. En 1694, l’Académie française fixa l’usage en imposant l’ajout du s lorsqu’il n’est pas suivi d’un autre nombre et qu’il précède immédiatement un substantif (donc, quatre-vingts pages), et son omission dans le cas contraire (donc, quatre-vingt-sept pages et page quatre-vingt [ordinal]).