Bonne chair
La chaleur estivale nous invite à poursuivre notre incursion parmi les termes liés à la cuisine au barbecue, dont certains avaient déjà été abordés dans les Histoires de mots d’aout 2012 et de juillet 2014. Cette fois-ci, entrons dans le vif du sujet en traitant du mot désignant le composant essentiel de cette cuisine principalement carnée, soit le mot chair. Il sera aussi question de son homonyme chère, de faire bonne chère, avec lequel il ne doit pas être confondu, même s’il appartient au même domaine. Alors, chers lecteurs, faisons bonne chère de cette bonne chair !
chair
Le nom chair est issu de la forme accusative carnem du latin classique caro. En tant que mot du fonds primitif, chair a subi des modifications dont a été épargné son parent carné, formé à partir du radical carn-, directement emprunté au latin. Les changements qui ont affecté carnem jusqu’en ancien français sont, en ordre chronologique : chute du m final, puis du e précédent, palatalisation du c initial (ch) et chute du n (qui demeure par contre dans ses dérivés, comme décharné). La fermeture du a en ai ne s’est produite qu’en moyen français.
Chair conserve les sens ‘partie musculaire des êtres vivants’ et ‘pulpe de fruit’ du latin classique, ainsi que ‘aspect concret d’une personne’ (par opposition à l’âme) et ‘sexualité’ du latin chrétien (œuvre de chair). Il gagne de plus le sens ‘aspect de la peau’ en ancien français, qui produira au XIXe siècle un adjectif (couleur chair). En contrepartie, au cours du moyen français, il perd dans le domaine culinaire le sens de ‘chair des mammifères et des oiseaux’ au profit de viande.
chère
Malgré leur prononciation identique et leur appartenance au même champ sémantique, les noms chair et chère n’ont pas de lien étymologique. Tandis que le premier remonte au latin classique caro ‘chair’, le second remonte au latin tardif cara ‘visage’, un emprunt au grec ancien kara ‘tête’. Le changement sémantique de ‘visage’ à ‘nourriture’, pour le moins étonnant, a commencé à s’opérer vers la fin de l’ancien français. Le mot chere ‘visage’ (sans accent) se rencontrait alors de plus en plus dans l’expression figée faire bonne chere, dont le sens littéral ‘avoir un visage réjoui’ glissa successivement vers ‘faire un bon accueil’, ‘faire un bon accueil en offrant un bon repas’, puis ‘offrir un bon repas’, surement sous l’influence de son homonyme chair ‘nourriture’. Peu après, on interpréta la situation de façon inverse en lui attribuant le sens de ‘manger un bon repas (offert par un hôte)’, le seul sens connu aujourd’hui. En tant que mot isolé, chere, dans le sens de ‘figure’, a quand même survécu jusqu’au XVIe siècle.
Contrairement à son correspondant espagnol cara, le mot français chère ‘visage’ a été affecté par plusieurs changements phonétiques, dont la palatalisation en ch du c et la fermeture du a en (i)e. D’un point de vue graphique, le mot a connu peu de modifications, si ce n’est la présence d’une variante chiere jusqu’en moyen français et l’apparition de l’accent grave sur le e au XVIIe siècle. On remarque cependant depuis quelques décennies une augmentation du nombre d’occurrences de l’expression erronée faire bonne chair, qui prouve que le mot chère est de moins en moins considéré comme un mot distinct de chair.