Béton désarmé
Le béton, le bitume, l’asphalte et le macadam peuvent résister longtemps au passage incessant de millions de véhicules. Pourtant, ces matériaux sont désarmés face aux assauts du gel et du dégel printaniers. Pour apaiser les automobilistes frustrés de devoir zigzaguer entre les nids-de-poule pour éviter une visite chez le garagiste, nous pratiquons sur-le-champ une excavation historique qui démontrera au moins que les mots qui les désignent reposent sur des bases solides.
asphalte
Le nom asphalte constitue la francisation du latin tardif asphaltus, lui-même une adaptation du grec asphaltos. Ce dernier pourrait être décomposé en a- ‘non’ et sphallein ‘faire tomber’, donc ‘ce qui empêche de faire tomber’, sens plausible étant donné la nature agglomérante de cette matière. Mais il pourrait aussi ne s’agir que de l’interprétation erronée d’un mot étranger, peut-être d’origine sémitique. Avant l’époque contemporaine, l’asphalte et le bitume constituaient la même substance, soit un mélange naturel d’hydrocarbures et, dans une moindre mesure, de sable et de calcaire. Dans l’Antiquité, ladite substance était utilisée pour le calfeutrage et l’embaumement. On disait que le meilleur asphalte provenait de la mer Morte, qu’elle rejetait sur ses rives, ce qui lui a d’ailleurs valu le nom de « lac d’asphalte » (asphaltitis limnē en grec ou asphaltitis lacus en latin).
Dans la littérature française, on note une première fois au XIIe siècle une forme « phonétique » asfalte dans l’expression redondante betumei d’asfalte (bitume d’asphalte), puis une forme latinisée asphalti au XVe siècle. La forme moderne courante asphalte s’implante au XVIe siècle. Les proportions des composants de l’asphalte sont plus ou moins inversées au XIXe siècle pour l’adapter au revêtement des voies de circulation. Le calcaire devient alors l’ingrédient principal et les hydrocarbures, l’ingrédient secondaire.
Bien qu’ayant toujours été noté au masculin depuis son apparition dans les dictionnaires, le français familier a tendance à utiliser asphalte au féminin. À preuve, de nombreux dictionnaires de difficultés mentionnent cette erreur fréquente, qui s’inscrit dans un phénomène général touchant les mots débutant par une voyelle. Dans ce contexte, les formes masculine le et féminine la du déterminant défini s’élident toutes deux en l’, qui ne constitue plus alors un critère de distinction du genre. La confusion augmente quand le nom débute par un a. Celui-ci peut alors être interprété par déglutination comme la voyelle finale du déterminant la (comme si on disait la sphalte).
bitume, béton
Les mots français bitume et béton remontent au même mot latin : bitumen, qui désignait, comme asphaltus (asphalte, en français), un mélange naturel composé principalement d’hydrocarbures. Bitumen a été formé par l’ajout du suffixe nominal latin -men au nom gaulois betua ‘bouleau’, lequel est aussi à l’origine du latin betulla, lui-même à l’origine de bouleau et de termes taxonomiques comme bétulacées ‘famille du bouleau’. On peut de ce fait supposer que bitumen a désigné d’abord la résine de bouleau avant de désigner le bitume comme tel.
Le nom bitume apparait en ancien français sous des formes plus ou moins altérées, comme betumei (XIIe siècle), puis est refait en bitume à partir de l’étymon latin au XVIe siècle. Au XIXe siècle, avec la production du bitume artificiel, il désigne une famille d’hydrocarbures plus ou moins visqueux obtenus par distillation de certains pétroles bruts. Le bitume qui entre dans la composition de l’asphalte moderne est un déchet du raffinage du pétrole. Asphalte et bitume étant généralement confondus dans la langue courante, ce dernier a fini par s’appliquer au sol des rues lui-même (arpenter le bitume). Un adjectif bitume a par ailleurs été formé pour désigner la couleur brun noirâtre du bitume.
Le nom béton apparait en ancien français sous la forme betun, latinisée en betum au XVIe siècle. Au XVIIIe siècle, elle cède sa place à la forme moderne béton, qui reflétait la prononciation latine des mots en -um de l’époque. Le béton s’est « solidifié » avec le temps, passant, du Moyen Âge à l’époque moderne, du sens de ‘boue’ à celui de ‘matériau de construction composé d’agrégats mélangés à du ciment’. Le béton étant utilisé massivement dans la construction des villes modernes, il désigne par extension les constructions massives qui envahissent les zones urbanisées. D’autre part, la solidité du béton a inspiré les expressions argument, alibi en béton ‘argument, alibi irréfutable’ et dur comme du béton ‘très dur’. Par contre, la locution verbale argotique laisse béton doit être dissociée du nom béton, car béton dans cette expression n’est que l’inversion en verlan de tomber.
macadam
Vers 1820, l’ingénieur écossais John Loudon McAdam améliora grandement la conception des routes en en changeant la composition et la forme. Il créa un revêtement légèrement convexe composé de pierres concassées liées par du gravillon, le tout compacté sur un lit de grosses pierres. Le résultat fut appelé d’abord Mac-Adam way ‘route à la Mac-Adam’ avant d’être raccourci en macadam. Le mot fut aussitôt adopté en français.
Au début du siècle suivant, on remplaça le gravillon par du goudron pour améliorer l’étanchéité du revêtement. On forma donc à partir du mot anglais tar, signifiant ‘goudron’, le mot tarmacadam. En français, ce mot emprunté est maintenant désuet. D’autre part, sa forme abrégée, Tarmac, est une marque de commerce dont l’emploi est toujours courant, surtout dans les sens abusifs de ‘partie d’un aérodrome réservée aux avions’ et, en Belgique, de ‘asphalte’. Enfin, lorsque le goudron fut remplacé par du bitume, on proposa le mot-valise bitumacadam, qui ne s’est pas imposé.