Pièges étymologiques
Avec les restrictions liées à la pandémie de la COVID-19, on s’est parfois senti pris au piège sans trop « piger » de quoi il retournait exactement. On s’est empêché de laisser libre cours à ses envies et on s’est dépêché de se faire vacciner. Pour nous libérer de ce piège, plongeons à pieds joints dans l’origine de mots liés à piège, et, par la même occasion, à pied. Nul besoin de chercher bien loin, puisque trois mots mentionnés plus haut leur sont justement apparentés : empêcher, dépêcher et piger.
empêcher
Le verbe empêcher résulte d’un emprunt précoce au latin tardif impedicare, signifiant ‘prendre au piège’ ou ‘entraver les pieds’. Son doublet populaire empegier sera abandonné au Moyen Âge. Le verbe latin avait été formé par l’ajout au latin classique pedica ‘lien immobilisant les pieds’ du préfixe in- (devenant im- devant le p initial du radical). Pedica avait été dérivé de pes (pedes au pluriel) ‘pied’. La ressemblance formelle entre empêcher et dépêcher n’est pas fortuite, car, malgré leur écart sémantique, ils sont étroitement liés par leur étymologie. Ils partagent de surcroit l’étymon latin pedica avec piger.
Empêcher s’écrivait empedechier en ancien français. L’évolution phonétique et graphique de empedechier s’est opérée de la manière suivante. D’abord, il perd son d, donnant, en ancien français, empeech(i)er, dont les deux e se fondent rapidement en un e long. À la fin de l’ancien français apparait la variante empescher, dont le s muet sert à indiquer que le e précédent est long. Enfin, on aboutit à la forme moderne empêcher lorsque, au XVIIIe siècle, on remplace le s muet par un accent circonflexe sur la voyelle précédente. Cette forme est consignée dans le Dictionnaire de l’Académie française depuis l’édition de 1740.
Empedechier signifiait ‘entraver’ ou ‘prendre au piège’ en ancien français. Le sens concret ‘entraver’ a produit tôt un sens figuré ‘faire en sorte que quelqu’un ne puisse agir (comme s’il était entravé)’. Le mot se déclinera par la suite en diverses constructions (ici en graphie moderne) : au XIIIe siècle, empêcher (quelqu’un) de, suivi d’un infinitif (empêcher de sortir), et, au début du XVIe siècle, empêcher que, suivi de ne et d’un verbe au subjonctif (empêcher qu’il ne sorte). Cette dernière construction donnera la locution il n’empêche que ‘malgré tout’, qui garde sa forme négative archaïque (utilisant ne sans pas) ; la langue familière en fera un adverbe (n’empêche, j’aurais dû). Les sens ‘embarrasser moralement’ (XVe siècle) et ‘occuper’ (XVIe siècle), dérivés du sens ‘entraver’, sont incarnés aujourd’hui par l’adjectif empêché, qui véhicule respectivement les sens ‘gêné’ (se trouver empêché), de niveau littéraire, et ‘retenu par ses obligations’ (le maire, empêché, n’a pu venir). L’ancien français a connu aussi une forme pronominale (s’empêcher) signifiant ‘s’empêtrer’ (le cheval s’empêcha) ; elle perdurera jusqu’au XVIIe siècle. Une nouvelle construction pronominale en de émergera au XVIe siècle (s’empêcher de parler). Son sens glissera de ‘s’abstenir de’ vers ‘se retenir de’.
dépêcher
Le verbe dépêcher a été formé au XIIIe siècle à partir du verbe empêcher en substituant à sa partie initiale em- le préfixe antonymique dé-. Étant donné que empêcher signifiait à l’époque ‘entraver, prendre au piège’, son antonyme dépêcher a donc signifié d’abord ‘libérer’ (dépêcher un pays d’un ennemi, dépêcher un débiteur de ses dettes), sens qui a été conservé jusqu’au XVIe siècle.
À partir du XIVe siècle, l’idée de vitesse, souvent associée à celle de libération, produit des acceptions tournant autour de ‘se débarrasser rapidement de’ (dépêcher son repas, aujourd’hui vieilli). Il en est ainsi du sens ‘tuer pour se débarrasser’ (dépêcher un ennemi), qui a été développé au milieu du XIVe siècle. Bien que sorti de l’usage, il sera consigné jusqu’à l’édition de 1878 du dictionnaire de l’Académie. L’acception ‘se débarrasser rapidement de’ est également à l’origine des sens modernes de dépêcher, qui datent de la fin du XVe siècle. Il s’agit de ‘envoyer (quelqu’un) d’urgence pour une mission’ (dépêcher un ambassadeur à ou auprès de) et de ‘se hâter’ (elle se dépêche), le plus courant, employé à la forme pronominale.
L’évolution graphique de dépêcher (autrefois, despeech(i)er) est parallèle à celle de empêcher.
piger
Les sens ‘prendre’ et ‘comprendre’ de piger sont apparentés au verbe empêcher, les deux descendant du latin classique pedica ‘piège’. Dans le cas de piger, pedica serait passé par un verbe populaire dérivé, pedicare ‘prendre au piège’. Même s’il est issu du fonds primitif, piger n’est probablement pas un mot de la région parisienne, puisqu’il n’est apparu en français qu’au début du XIXe siècle.
Lors de son adoption en français, ce verbe dialectal signifiait ‘attraper’, sens assez proche de son étymon latin, ‘prendre au piège’. Il a rapidement connu plusieurs dérives sémantiques au cours du XIXe siècle. Ainsi, dans les années 1830, on en tire le sens figuré ‘connaitre, comprendre’ (j’ai pigé, je n’y pige que dalle), sans doute senti comme ‘attraper une connaissance, une idée dans son esprit’. Le sens concret ‘attraper’ est par contre transparent dans les sens québécois principaux de piger (correspondant à piocher), ‘prendre en choisissant’ (piger dans l’assiette de son voisin) et ‘prendre au hasard’ (piger une carte, un numéro). Un autre sens québécois, ‘voler de l’argent de’ (piger dans la caisse du parti, attesté aussi en français central au XIXe siècle), dérive du sens ‘prendre en choisissant’.
Les autres sens de piger (‘enfoncer le marc dans le mout’, ‘mesurer avec une pige’ et ’travailler comme pigiste’), plus rares, relèvent d’un deuxième étymon, le latin populaire pi(n)siare, ‘broyer’, forme altérée du latin classique pinsere, qui nous a peut-être donné également pizza par l’italien. L’apparition de ces autres sens est à peu près contemporaine du sens ‘attraper’, issu du premier étymon, ce qui suggère encore une fois une origine dialectale. Ils remonteraient en fait au sens ‘fouler aux pieds’ de piger en bourguignon. Ce sens rend bien compte du sens vinicole ‘enfoncer le chapeau de marc dans le mout’ de piger en français. L’explication du sens ‘mesurer avec une pige’ est par contre plus ardue. Doit-on y voir un lien entre le fait de broyer avec les pieds et de mesurer avec les pieds ?
Enfin, piger dans le sens familier de ‘travailler comme pigiste’ (début du XXe siècle) provient du nom pige au sens de ‘rémunération d’un journaliste rétribué à la quantité de texte rédigé’, issu du sens typographique ‘quantité de travail à être exécuté et rémunéré par un typographe’ (années 1860). Le nom pige dans ce dernier sens constitue un déverbal de piger dans le sens de ‘mesurer’, tout comme le nom argotique pige ‘année’ (avoir vingt piges, années 1830), qui forme une mesure temporelle.