Du début à la fin
Les lettres de l’alphabet, en français comme ailleurs, ont bien souvent l’habitude de se mettre en rang et d’établir un ordre : l’ordre alphabétique. Plusieurs langues du monde possèdent une expression de la forme de A à Z pour dire ‘du début à la fin’ ou ‘exhaustivement, sans exception’. Mais ce ne sont pas toutes les langues dont l’ordre alphabétique commence avec A et se termine avec Z. Le grec ancien, par exemple, utilise les lettres alpha (A) et oméga (Ω) pour commencer et clore son alphabet. Mais quel rapport, demandera-t-on, avec l’Apocalypse du Nouveau Testament, avec laquelle se termine cette chronique? Avant d’y arriver, procédons avec méthode, c’est-à-dire alphabétiquement…
alpha
Alpha (άλφα) est la première lettre de l’alphabet grec. Comme la lettre latine A, sa descendante, elle se prononce [a]. Les anciens Grecs n’utilisaient que les formes majuscules des lettres de leur alphabet : Α pour alpha, B pour bêta, Γ pour gamma, et ainsi de suite. Les minuscules — α pour alpha, β pour bêta, γ pour gamma, etc. — n’ont été développées que graduellement, à partir du début du Moyen Âge. L’alpha provient d’une lettre phénicienne, l’aleph, qui transcrivait un son complètement différent : le coup de glotte. Ce changement de valeur s’explique par le fait que l’alphabet grec est historiquement le premier à transcrire les voyelles. Pour pallier l’absence de symboles pour transcrire ces dernières, les anciens Grecs ont eu l’idée de puiser dans l’alphabet phénicien certaines consonnes représentant des sons inconnus d’eux et leur ont attribué une valeur vocalique. Le nom phénicien aleph signifiait ‘bœuf’, car la lettre qu’il représentait avait été tirée d’un hiéroglyphe égyptien (sans valeur alphabétique) ayant la forme d’une tête de bœuf. D’ailleurs, même aujourd’hui, lorsqu’on fait faire au A moderne une rotation de 180 degrés, on peut voir tout à coup apparaitre la tête d’un bovin…
Étant donné le prestige culturel du grec en Europe, alpha a été utilisé comme nom ou adjectif dans divers contextes scientifiques et techniques : en physique (particules alpha) et en chimie (acide alpha); en tant que symbole dans diverses branches des mathématiques et de la statistique; en physiologie (rythme alpha); dans les nomenclatures botanique, zoologique et astronomique pour dénoter un caractère typique ou prioritaire (par exemple pour Alpha du Centaure, en latin Alpha Centauri, le système stellaire le plus brillant dans la constellation du Centaure); en sociologie humaine et animale, pour caractériser un individu occupant la plus haute place dans la hiérarchie (mâle alpha). En combinaison avec le nom d’une autre lettre grecque, alpha est aussi à l’origine de deux expressions en français : alphabet, par l’ajout du nom de la deuxième lettre, bêta, et l’alpha et l’oméga, périphrase affirmant l’éternité de Dieu dans la Bible chrétienne, et formée par l’ajout du nom de la dernière lettre, oméga.
omicron, oméga
Omicron (όμικρον) est la quinzième lettre de l’alphabet grec. Elle est notée O et se prononçait [o] (o fermé court) en grec classique. Elle est à l’origine de la lettre latine O. La variante minuscule de l’omicron (ο) n’apparait qu’au début du Moyen Âge. L’omicron provient de la lettre phénicienne eyn, signifiant ‘œil’, parce que son tracé circulaire rappelait la forme du globe oculaire. Comme avec l’alpha, la valeur attribuée à l’omicron est sans rapport avec son antécédent phénicien, car l’eyn transcrivait une consonne fricative pharyngale voisée, inconnue du grec.
Enfin, oméga (ωμέγα) est la dernière lettre de l’alphabet grec, notée Ω. La forme minuscule, ω, est adoptée au Moyen Âge. Son caractère est obtenu essentiellement en gommant la partie inférieure de l’omicron. Elle se prononçait [òː] (o ouvert long) en grec classique; elle n’a pas été retenue dans l’alphabet latin. La position de l’oméga dans l’alphabet grec s’explique par le fait qu’elle est postérieure à l’adoption de l’alphabet phénicien en grec.
L’oméga a été utilisé dans divers domaines pour désigner le dernier élément d’un groupe. Par exemple, on appelle oméga la terminaison d’une molécule d’acide gras; on complète habituellement l’expression par un chiffre indiquant le rang de l’atome de carbone où se trouve l’atome insaturé (oméga-3 et oméga-6). Oméga peut aussi qualifier l’individu situé au bas (ou même, à l’extérieur) de l’échelle sociale (mâle oméga s’opposant à mâle alpha). Par ailleurs, la lettre majuscule Ω a été choisie au XIXe siècle comme symbole de l’unité de mesure de la résistance électrique, l’ohm, à cause de la proximité phonétique d’ohm et d’oméga.
Outre leur parenté de tracé, l’omicron et l’oméga présentent une appellation parallèle. En effet, ces deux lettres, qui étaient simplement nommées selon leur prononciation respective en grec ancien, soit [o] et [òː], étaient fusionnées en [ò] (o ouvert court) en grec médiéval. Pour les distinguer l’une de l’autre, on prit alors l’habitude de les surnommer omicron et oméga, c’est-à-dire : ‘petit o’ et ‘grand o’.
L’expression figurée ou soutenue l’alpha et l’oméga, qui signifie ‘le commencement et la fin; l’ensemble’, est un calque du grec, langue dans laquelle a été écrite l’Apocalypse, titre du dernier livre du Nouveau Testament, décrivant la révélation de Jésus-Christ sur l’avenir du monde. On y trouve trois fois la phrase Egō eimi to alpha kai to ō (Ἐγώ εἰμι τὸ ἄλφα καὶ τὸ ὦ), ce qui veut dire : ‘Je suis le début et la fin.’
apocalypse
Le nom apocalypse a été emprunté au XIIIe siècle (apocalipse) au latin chrétien Apocalypsis, prélevé à la traduction latine du Nouveau Testament. Apocalypse provient du grec apokalupsis (ἀποκάλυψις), qui signifie ‘révélation’. C’est un dérivé de apokaluptein, qui veut dire ‘découvrir’, autant dans le sens de ‘trouver’ que dans celui de ‘enlever ce qui couvre’. Le verbe grec avait été formé par l’ajout du préfixe apo- ‘éloignement ou enlèvement’ au verbe kaluptein ‘couvrir’, donc de formation similaire au français découvrir, issu de la jonction de dé- et de couvrir. L’adjectif français correspondant à apocalypse, apocalyptique, est plus récent, ayant fait son apparition seulement au XVIIIe siècle (mise à part une attestation isolée au XVIe siècle dans le Pantagruel de Rabelais). Il a été emprunté au grec ecclésiastique apokaluptikos ‘qui sert à révéler un sens caché’, mot que le grec ancien ignorait.
Pour le contemporain, l’apocalypse évoque une catastrophe mondiale aboutissant à la fin du monde. Toutefois, dans la culture méditerranéenne de l’Antiquité, une apocalypse référait plutôt à une expérience religieuse associée à un genre littéraire. Les apocalypses, comme celle attribuée à Jean dans le Nouveau Testament des chrétiens, avaient pour but de partager une révélation divine sur l’ordre de l’univers et le sens de l’histoire humaine. Elles ne dépeignaient pas toujours des fins du monde, mais dans le sillage de l’Apocalypse de Jean, il devint de plus en plus habituel d’écrire des textes « apocalyptiques » révélant le sens de l’univers de manière « téléologique », c’est-à-dire comme ayant un sens orienté vers la réalisation d’un dessein final. Il s’agit d’une évolution normale, étant donné qu’on associe souvent un but avec une fin. Le mot fin recèle d’ailleurs la même ambigüité, puisqu’il signifie à la fois ‘but’ (parvenir à ses fins) et ‘cessation’ (fin du monde). Avec le temps, l’association entre la révélation du sens de la vie et la fin de la vie telle que nous la connaissons a donné au mot apocalypse ses connotations modernes de jugement dernier et de destruction.