Vis ou… vice?
Armés de leurs tournevis et de leurs clés à molette, les adeptes du bricolage ouvrent la saison estivale en serrant vis, boulons et écrous. Ils pourront quand même s’offrir ici un peu de répit pour parler de vin, de boules et aussi, sans tomber dans le vice, d’une autre chose que la pudeur nous retient de dévoiler pour l’instant. Cette petite pause sera d’autant plus appropriée qu’elle concerne trois noms de pièces de bricolage, soit vis, boulon et écrou.
vis
Historiquement, la vis évoque les vrilles de la vigne. En effet, la vigne était appelée vitis en latin classique (qui a donné en français quelques termes liés à la production du vin, comme viticulture, viticulteur et viticole). Or, ce nom a pris en latin populaire l’acception ‘vrille’, qui s’est transmise au mot indigène français vis.
Vis est connu en français depuis le milieu du XIe siècle. D’abord écrit viz, il acquiert sa graphie moderne dès la fin du même siècle. Son premier sens est celui de ‘escalier en colimaçon’, suivi quelques décennies plus tard du sens moderne ‘tige filetée qu’on fait pénétrer en la faisant pivoter à travers deux pièces pour les fixer’. L’apparition de ce dernier sens coïncide plus ou moins avec celle de l’objet lui-même, les seules vis connues dans l’Antiquité étant la vis de pressoir et la vis d’Archimède. On appellera plus tard boulon une vis sans pointe associée à un écrou.
Parmi les locutions formées avec vis, on note vis sans fin, appliqué à une vis qui, en pivotant, agit au même endroit sur les dents d’une roue, lui imprimant ainsi un mouvement de rotation permanent, comme si la vis n’avait pas de fin. Elle a été utilisée la première fois par Jacques Besson, un mathématicien et ingénieur français du XVIe siècle. L’expression figurée serrer la vis à ‘traiter avec beaucoup de sévérité’ ou ‘restreindre la liberté de’ fait allusion au fait que lorsqu’on fait pénétrer plus profondément une vis, les parties fixées disposent de moins de liberté pour bouger. Elle date du XIXe siècle.
Contrairement aux autres noms monosyllabiques en -is non empruntés, le s final de vis ne s’est pas amuï. On le prononce comme vice et non pas comme pis, ris et sis, probablement pour éviter une homonymie avec vie et avec l’autre vis (à l’origine de vis-à-vis), un ancien mot pour désigner le visage.
boulon
Boulon, comme boulet et boulette, est un diminutif de boule. Son sens de ‘petite boule’, apparu au XIIIe siècle (d’abord sous la forme boullon), s’est spécialisé tôt en ‘bossette ornementale de métal’ et ‘pièce d’assemblage comportant une tête ronde’, les deux faisant allusion à l’aspect rond de la boule. Le dernier sens s’est ensuite étendu à une pièce d’assemblage, peu importe la forme de sa tête. Enfin, il désigne aujourd’hui l’organe d’assemblage constitué d’une vis sans pointe et d’un écrou. Il n’est toutefois pas rare que l’on confonde dans la langue courante le boulon et ses composants, c’est-à-dire la vis (de boulon), appelée aussi corps de boulon, et ce qui reçoit la vis, l’écrou.
Parallèlement à la locution serrer la vis à, on a formé récemment la locution serrer les boulons, pour exprimer l’idée de restreindre la liberté en appliquant à la lettre les consignes ou les règlements.
écrou
L’écrou ne constituant que la partie du boulon qui reçoit la vis (ou le corps de boulon), il serait exagéré de trouver indécent un écrou. Et pourtant, ce terme provient du latin classique scrofa, signifiant d’abord ‘truie’, mais qui aurait dévié en bas latin vers ‘vulve’. Sans entrer dans les détails, la vulve et l’écrou pouvant tous deux recevoir une tige, il n’y a qu’un pas… que les Anciens ont allègrement franchi! Le nom latin aboutit au français écrou à la suite de plusieurs changements phonétiques, dont la vocalisation du f (scroa), l’ajout d’une voyelle d’appui devant le s initial suivi d’une consonne (escroe), la fermeture du o en ou (escrou), puis l’amuïssement du s (écrou).
Au sens de ‘acte d’emprisonnement’, écrou a une autre origine. Il provient du francique skrôda ‘morceau’, qui a subi une évolution phonétique similaire à celle de l’étymon latin scrofa. En ancien français, le mot a vu son sens se spécialiser en ‘morceau de parchemin’, puis se transmuer en ‘article d’un registre de prison’ en moyen français. Le sens actuel, issu de ce dernier, est usité depuis le français classique. Le verbe correspondant écrouer, beaucoup plus fréquent, prend le sens de ‘inscrire sur le registre d’écrou’ au XVIIe siècle, puis s’étend au XIXe siècle à celui de ‘emprisonner’ (personne écrouée pour détention d’armes).