Sens cachés
Bien que les mots de ce mois-ci désignent des substances relativement connues, ils possèdent un sens caché, qui est… ‘caché’ ! Nous parlons ici des noms ammoniac, ammoniaque, krypton et kryptonite, qui réfèrent respectivement à un composé gazeux, à une solution aqueuse, à un élément gazeux et à un élément solide imaginaire. Levons donc le voile sur les secrets des origines diverses de ces mots, qui nous feront voyager de la haute Antiquité à la science-fiction.
ammoniac, ammoniaque
Amon, signifiant ‘caché’ en égyptien, était le dieu thébain de l’air et de l’invisibilité. Il acquit une telle importance que son culte se répandit à travers toute l’Égypte, si bien qu’il finit par être fusionné à Râ, dieu du soleil et de la création. Plusieurs souverains s’enorgueillissaient de porter le nom d’Amon, tel Toutankhamon, dont le nom se décompose en twt anx imn, signifiant littéralement ‘image de la vie d’Amon’. On éleva à ce dieu un temple dans l’oasis de Siwa (dans la Libye antique, maintenant dans l’ouest de l’Égypte) où l’on venait consulter l’oracle. En outre, les conquérants successifs de l’Égypte assimilèrent souvent Amon à leur propre dieu principal. Ainsi, les Grecs et les Romains le nommèrent respectivement Zeus Ammon et Jupiter Ammon. Le m dédoublé proviendrait du rapprochement du nom du dieu avec le grec ammos ‘sable’. Devrait-on y voir un rappel de l’environnement désertique où se trouve son temple ?
C’est dans des gisements situés près du temple d’Amon que les Romains extrayaient le chlorure d’ammonium, qu’ils appelèrent sal ammoniacus en l’honneur du dieu égyptien. Le qualificatif avait été emprunté au grec ancien ammoniakos, qui signifiait ‘relatif à Ammon’. On relève chez Pline (Ier siècle apr. J.-C.) un emploi nominal ammoniacum désignant la gomme ammoniaque, tirée d’une plante ( Dorema ammoniacum) utilisée pour ses propriétés médicinales.
À la fin du Moyen Âge, le français emprunta l’expression sal ammoniacum sous la forme altérée sel armoniac, probablement par attraction du terme armeniacus ‘arménien’, puisque l’Arménie était à l’époque productrice de chlorure d’ammonium. La forme armoniac a graduellement été remplacée en français classique par sa forme « étymologique » ammoniac. Après avoir désigné le chlorure d’ammonium et la gomme ammoniaque, le nom ammoniac désigna à partir du XVIIIe siècle le nitrure d’hydrogène (NH3). Avant le XIXe siècle, la forme féminine ammoniaque a été généralement confondue avec la forme masculine ammoniac. Au XIXe siècle, on ajoute parfois un qualificatif à la forme féminine pour distinguer le nitrure d’hydrogène gazeux (ammoniaque) de la solution aqueuse de nitrure d’hydrogène (ammoniaque liquide). Ce n’est qu’au tournant du XXe siècle que s’établit la distinction actuelle entre ammoniac ‘nitrure d’hydrogène gazeux’ et ammoniaque ‘solution aqueuse de nitrure d’hydrogène’. Ce choix terminologique a pu être motivé par un rapprochement entre la finale -aque et l’adjectif aqueux.
krypton
Le krypton, le néon et le xénon ont été découverts en 1898 par les chimistes britanniques William Ramsay et Morris William Travers. Ramsay s’inspira de l’adjectif grec kruptos ‘caché’, dérivé du verbe kruptein ‘cacher’, pour nommer le krypton, vraisemblablement dans l’intention de souligner la rareté du krypton dans l’atmosphère terrestre (moins d’une partie par million). La finale en -on provient soit du neutre singulier, krupton, soit de la finale de argon, qui désigne un autre gaz noble découvert quelques années auparavant (1894). L’hélium, le néon, l’argon, le krypton, le xénon et le radon appartiennent aux gaz dits nobles, rares ou inertes, caractérisés entre autres par une très faible réactivité. À l’époque de la découverte du krypton s’est ajouté un autre gaz noble, le métargon, qui s’avéra par la suite n’être que de l’argon contaminé.
Le mot krypton est connu en français dès 1898. Une variante crypton concurrencera krypton de 1898 aux années 1920, puis déclinera pour disparaitre dans les années 1960. Krypton et son parent, kryptonite, sont les seuls mots formés à partir de l’étymon grec kruptos qui s’écrivent couramment avec un k. Tous les autres, tels que crypter, décrypter, cryptographie et cryptozoologie, s’écrivent avec un c.
kryptonite
La kryptonite appartient au monde fictif du superhéros Superman, créé par les auteurs Jerry Siegel et Joe Shuster, de Cleveland (États-Unis). Il s’agit d’un élément radioactif, provenant de la planète Krypton (d’où son nom), qui a été synthétisé lors de l’explosion radioactive de la planète. Superman doit éviter tout contact avec cette substance de peur d’en subir les effets débilitants.
Le choix de Krypton pour nommer la planète d’origine de Superman a été plausiblement influencé par son homonyme anglais krypton, nom du gaz noble (précédemment décrit), ou bien provient directement de la racine grecque crypt- ‘caché’, à l’origine de krypton. Si c’était le cas, les auteurs auraient voulu souligner le pouvoir « caché » de cette substance. Le suffixe -ite de kryptonite désigne ici un minéral et pourrait de plus évoquer le statut original de la kryptonite, c’est-à-dire une météorite.
Kryptonite est mentionné pour la première fois en anglais non pas dans un texte écrit, mais dans la série radiodiffusée les Aventures de Superman de juin 1943. Le mot écrit apparait peu après dans la presse, mais n’est étrenné dans la bande dessinée Superman qu’en décembre 1949, dans une histoire intitulée à juste titre Superman retourne sur Krypton (Superman Returns to Krypton). Un sens figuré ‘point faible d’une personne’, équivalent plaisant de Achilles’ heel (talon d’Achille en français), apparait dans les années 1960. En français, kryptonite apparait dans les années 1950. Le sens figuré n’est par contre que faiblement attesté.