Redoublement de mots : quand nous nous répétons
Non non, il ne sera pas ici question de répétition se produisant à l’intérieur d’une unité lexicale, que ce soit un mot simple (papa, coucou, ronron), un mot composé (dare-dare, pousse-pousse, arrière-arrière-grand-père) ou une locution (à qui mieux mieux, à la queue leu leu, missile air-air), mais plutôt de la succession de mots identiques (au moins par leur forme) occasionnée par la syntaxe, c’est-à-dire dans la formation de phrases.
Les mots identiques juxtaposés sont tantôt de même nature et fonction, tantôt différents sur ces points.
Mot répété de même nature et fonction
Répétition accidentelle
Un redoublement peut être la simple conséquence fâcheuse d’un moment de distraction ou de négligence lors de la rédaction, par exemple :
*Veuillez recevoir mes mes plus cordiales salutations.
Personne n’est à l’abri de ce genre d’étourderie qu’Antidote peut intercepter avant que soit commis l’irréparable. Dans le jargon typographique, une telle répétition accidentelle d’un élément de texte (mot, groupe de mots, ligne de texte, paragraphe, etc.) est appelée doublon. Redoublons de vigilance !
Répétition imitative
On transcrira le caractère répétitif des sons de l’environnement en enchainant des onomatopées identiques. Appartenant à un domaine peu normalisé du français, elles peuvent être séparées par une simple espace ou être ponctuées au gré de l’inspiration :
Le robinet fuyait : plic plic plic !
Le robinet fuyait : plic, plic, plic !
Le robinet fuyait : plic ! plic ! plic !
Le robinet fuyait : plic-plic-plic !
Le robinet fuyait : plic… plic… plic…
D’autres types d’interjections répétées traduisent les humeurs humaines :
Ha ha ha ! Laisse-moi rire !
Ouille ! Ouille ! Ça fait mal !
Snif, snif ! Que c’est triste !
Un redoublement peut aussi refléter un trouble d’élocution d’origine physique ou psychologique (tremblement, bégaiement, trac, énervement, etc.) :
On meurt de-de-de froid ici !
Je, je, je vous aime !
J’en ai assez ! Oust ! Oust !
La répétition d’un geste, d’une action peut être rendue par la répétition d’un verbe. Dans les modes où celui-ci s’emploie sans pronom sujet (infinitif, impératif, participe présent), on aura des juxtapositions de formes verbales identiques :
La tâche est assommante : frotter, frotter, frotter…
La tâche est assommante : frotte frotte frotte…
La tâche s’accomplit en frottant, frottant, frottant…
Répétition expressive
Un mot est parfois repris après une pause exprimant une hésitation dans la pensée :
Elle ressentait une sorte de… de malaise.
Le redoublement d’un adjectif ou d’un adverbe, notamment d’un adverbe de degré, a souvent une fonction intensive ou insistante :
Il était petit petit.
Il était très très petit.
Ce n’est pas gentil gentil.
Je l’aime beaucoup beaucoup !
Si si, vous avez tout à fait raison !
Le redoublement à visée expressive ou stylistique est parfois appelé réduplication.
Mot répété de fonction différente
Pronoms personnels
Dans les verbes pronominaux
Un cas banal de redoublement du pronom est celui du pronom personnel nous ou vous dans la conjugaison de verbes essentiellement ou occasionnellement pronominaux :
nous nous méfions
vous vous défendez
Chacun des deux pronoms de la paire joue un rôle différent : le premier fait office de sujet et le second est le pronom réfléchi caractéristique des verbes pronominaux. Aux autres personnes grammaticales, les pronoms affichent une forme différente pour chacune de ces deux fonctions :
je me méfie
elles se défendent
L’exemple suivant enchaine aussi un vous sujet et un vous réfléchi, mais chacun est associé à un verbe différent :
Pouvez-vous vous défendre ?
Le premier vous est le sujet de pouvez, mais un sujet inversé, c’est-à-dire placé après le verbe dans le contexte d’une phrase interrogative.
Reprise du sujet
Les pronoms ont aussi une forme dite disjointe qui peut notamment servir pour la reprise du sujet du verbe. Cette forme est identique à la forme sujet dans le cas de nous, vous et elle(s). La reprise est marquée par une virgule quand elle précède le sujet. Voici deux exemples où le pronom disjoint est suivi du pronom sujet homographe :
Nous, nous refusons l’offre.
Quant à elle, elle est d’accord.
On notera en particulier qu’à la troisième personne, dans le cas du masculin, la forme disjointe est différente de la forme sujet. Le premier exemple ci-dessous est fautif :
*Quant à il, il est d’accord.
Quant à lui, il est d’accord.
En combinant une reprise du sujet et un verbe pronominal, on peut aligner une séquence triple, voire quadruple pour l’oreille si l’on choisit un verbe phonétiquement adéquat :
Nous, nous nous nourrissons sainement.
Vous, vous vous vouvoyez toujours ?
Pronoms compléments
Un verbe peut être immédiatement précédé de trois pronoms à fonctions distinctes : un sujet, un complément d’objet indirect et un complément d’objet direct. Par exemple :
Vous me la décrivez. (= Vous décrivez cette chose à moi.)
Cependant, la grammaire interdit de juxtaposer devant le verbe deux pronoms compléments de forme identique :
*Vous me me décrivez. (= Vous décrivez moi à moi.)
Même interdiction à l’impératif, où les pronoms compléments suivent le verbe :
Décrivez-la-moi ! (= Décrivez cette chose à moi.)
*Décrivez-nous-nous ! (= Décrivez nous à nous.)
Il est en revanche tout à fait possible de voir juxtaposés deux pronoms identiques compléments de deux verbes différents. Ils sont alors normalement séparés par une virgule qui délimite les deux propositions :
Je m’approche de lui, lui demandant de m’aider. (= en demandant à lui de m’aider)
Pronoms personnels et mots homographes
Dans les exemples suivants, le pronom personnel est suivi d’un mot grammatical homographe de nature carrément différente :
Finis-la la semaine prochaine. (déterminant défini)
Finis-le le mois prochain. (déterminant défini)
Donne-leur leur récompense. (déterminant possessif)
Et avec le pronom personnel en deuxième position :
Mon travail m’a donné soif et le leur leur a donné faim. (pronom possessif le leur)
Après que je me serai tu, tu pourras répondre. (participe passé de taire)
Pronoms en et y
en en ?
Le pronom en se place devant le verbe et sert à remplacer divers types de compléments introduits par la préposition de, notamment des compléments du verbe (j’en raffole, elle en arrive) ou du nom (j’en ignore la provenance). Il existe donc des contextes où l’on pourrait théoriquement enchainer deux en à la suite. Cependant, suivant un phénomène phonétique appelé haplologie, l’usage est alors de fusionner en un seul les deux en attendus, comme dans le dernier exemple ci-dessous :
Elle garnit deux tartes de fruits frais.
Elle en garnit deux de fruits frais. (en = tartes, complément du pronom numéral deux)
Elle en garnit deux tartes. (en = fruits frais, complément d’objet indirect de garnit)
*Elle en en garnit deux. (double en interdit)
Elle en garnit deux. (fusion des deux en par haplologie)
Il est de même interdit de faire suivre le pronom en par l’élément en qui figure dans les locutions verbales figées du type s’en aller et s’en retourner, malgré que cet élément en n’y soit plus vraiment senti comme un complément adverbial :
Je sors de son bureau.
J’en sors. (en = de son bureau)
Je m’en vais de son bureau.
*Je m’en en vais.
Réaliser une haplologie en remplaçant le dernier exemple par Je m’en vais altérerait le sens de la phrase, la référence implicite au lieu d’origine étant alors perdue pour le décodeur.
En est par ailleurs possible devant les verbes comme s’enfuir et s’envoler, dont le constituant étymologique en- est agglutiné au radical :
Je m’enfuis d’ici.
Je m’en enfuis. (en = d’ici)
Cela dit, la séquence en en demeure possible et correcte dans un autre contexte syntaxique, soit quand le premier en n’est dans les faits pas un pronom, mais plutôt la préposition homographe. Une telle rencontre peut arriver avec un gérondif (préposition en + participe présent) :
J’ai réglé l’affaire en en discutant avec lui. (= en discutant de celle-ci avec lui)
La préposition en suit le pronom homographe dans cette autre construction correcte, où l’on retrouve notre locution verbale s’en aller et, pour faire bonne mesure, un nom en en- :
Va-t’en en enfer !
y y ?
Le pronom y se place devant le verbe et sert à remplacer des compléments introduits par diverses prépositions, en particulier la préposition à :
On trouve un lac à cet endroit.
On y trouve un lac. (y = à cet endroit)
Le mot y figure aussi dans la locution verbale impersonnelle figée y avoir (comme dans : il y a, il y avait), où il n’est plus vraiment senti comme un complément :
Il y a un lac à cet endroit.
Pour une même raison d’haplologie que pour en, on ne peut enchainer ces deux types d’y :
*Il y y a un lac. (double y interdit)
Il y a un lac. (fusion des deux y par haplologie)
Formes verbales
eu eu ?
Le redoublement d’eu, participe passé d’avoir, est en pratique inusité, mais théoriquement possible dans le contexte des temps surcomposés, qui s’utilisent surtout à l’oral. Un verbe, par exemple obtenir, se conjugue à un tel temps en faisant précéder son participe passé du verbe avoir lui-même conjugué à un temps composé (auxiliaire avoir + participe passé eu). Dans l’exemple qui suit, obtenir est conjugué à l’indicatif passé surcomposé, et voyager à l’indicatif passé composé :
Après qu’elle a eu obtenu son bac, elle a voyagé autour du monde.
Si on remplace au même temps le verbe obtenir par son synonyme approximatif avoir, on aboutit à un redoublement du participe passé :
Après qu’elle a eu eu son bac, elle a voyagé autour du monde.
Des formulations plus « soignées » de ces exemples utiliseraient le passé antérieur dans la proposition subordonnée et le passé simple dans la principale :
Après qu’elle eut obtenu son bac, elle voyagea autour du monde.
Après qu’elle eut eu son bac, elle voyagea autour du monde.
faire faire et autres semi-auxiliaires
La séquence faire faire est fréquente. Le premier des deux faire y joue le rôle d’un semi-auxiliaire, c’est-à-dire d’un verbe qui acquiert des caractéristiques d’un auxiliaire quand on le fait suivre d’un autre verbe à l’infinitif. Comme semi-auxiliaire, faire revêt le sens général de « agir de façon que soit accomplie l’action de » :
Il a l’intention de faire aménager un jardin (par quelqu’un).
Si on remplace aménager par son synonyme approximatif faire, on obtient un redoublement :
Il a l’intention de faire faire un jardin.
Le potentiel « redoubleur » d’autres semi-auxiliaires est illustré de façon plus ou moins convaincante par les exemples qui suivent :
Il ne faut pas le laisser laisser tomber. (= ne pas lui permettre d’abandonner)
À ton âge, tu devrais savoir savoir gré à autrui de t’aider. (= savoir faire preuve de reconnaissance)
Le semi-auxiliaire aller, qui sert à former le futur proche (la réunion va commencer) se prête mal au redoublement graphique aller aller, mais il y a en au moins un pour l’oreille dans cet exemple :
Est-ce que vous allez aller en Floride l’hiver prochain ?
Autres redoublements d’infinitifs
Dans l’exemple qui suit, les deux occurrences de l’infinitif observer ont exactement le même sens, mais un différent agent :
Le voyeur ignore qu’un agent de police est en train de l’observer observer sa voisine. (= observer lui qui observe sa voisine)
Voici un exemple de deux infinitifs identiques juxtaposés ayant le même agent :
Tu devrais haïr haïr ton prochain. (double « négation » = tu devrais l’aimer)
On pourrait légitimement juger que cette phrase est fâcheusement ambigüe : s’agit-il bien d’« haïr le fait de haïr » ou plutôt d’un redoublement à valeur intensive, comme dans haïr beaucoup beaucoup ?
Répétition dans une alternative
Dans le registre familier, surtout à l’oral, il arrive qu’un ou plusieurs pronoms sautent, ainsi que la particule négative ne :
Connais pas. (= Je ne le connais pas.)
Il est alors possible qu’un même verbe soit immédiatement répété pour exprimer une alternative :
Viendra, viendra pas ? (= Viendra-t-il ou ne viendra-t-il pas ?)
De même dans ce québécisme :
Veux, veux pas, on y va ! (= Que tu le veuilles ou non, on y va !)
Subordonnées relatives
Un autre contexte de collision possible entre formes verbales identiques de fonction différente est celui où une proposition subordonnée relative se termine par un verbe et est immédiatement suivie par le verbe de la proposition principale :
Le rhume qu’elle a a gâché sa journée.
Ce que cet artéfact est est un mystère pour l’archéologue.
Ce qu’il me demande demande réflexion de ma part.
Le temps qu’il y met met sa femme à bout de patience.
Que l’année qui s’ajoute ajoute à votre sagesse !
Ces redoublements sont syntaxiquement corrects, mais discutables quant à l’élégance ou à l’euphonie, gênée par la présence d’un hiatus a a dans le premier exemple. Dans le deuxième, pour éviter la collision, on pourrait déplacer le premier verbe ainsi :
Ce qu’est cet artéfact est un mystère pour l’archéologue.
On pourrait allonger la liste d’exemples, mais, avant de commencer à voir double, nous suspendrons là l’exposé et consacrerons prochainement à ce thème loin d’être épuisé le deuxième volet d’un programme double.