Points de langue - 1 novembre 2024 - 8 min

Redoublement (2)

Le présent article constitue le deuxième volet d’un diptyque ouvert dans un précédent Point de langue. Nous poursuivons l’exploration de contextes syntaxiques qui se prêtent à des redoublements de mots, en commençant par quelques cas où la répétition est cependant interdite.

que que ?

Le mot que joue des rôles grammaticaux variés, et il existe des contextes syntaxiques où l’on pourrait logiquement avoir deux que successifs. La règle exige toutefois de fusionner alors ces deux que en un seul. On a vu dans la précédente chronique que cette réduction de deux éléments identiques en un seul est appelée haplologie. Voici les deux contextes les plus courants pour que.

Dans une construction corrélative

Un mot corrélatif est un mot exprimant un degré ou un rapport de comparaison (plus, moins, plutôt, mieux, pire, etc.) entre deux éléments. Le deuxième élément est alors introduit par la conjonction que :

J’aime mieux ta présence que ton départ.

Dans l’exemple précédent, les deux éléments mis en corrélation par mieux… que sont des noms (présence et départ) compléments d’objet direct du verbe aime, mais on pourrait aussi avoir dans cette position des propositions conjonctives essentielles, qui sont introduites par la conjonction de subordination que, par exemple que tu sois présent et que tu partes. On obtiendrait alors la première des deux phrases ci-dessous, mais elle est considérée comme fautive en raison du double que, qui doit être réduit à un seul :

*J’aime mieux que tu sois présent que que tu partes. (redoublement interdit)
J’aime mieux que tu sois présent que tu partes. (haplologie)

Une autre façon permise d’éviter que que est d’utiliser que si (suivi du verbe à l’indicatif), qui a le même sens :

J’aime mieux que tu sois présent que si tu partais.

Avec la locution ne… que

La locution conjonctive ne… que sert à exprimer une restriction et est essentiellement synonyme de seulement :

Je veux seulement ton bonheur.
Je ne veux que ton bonheur.

Si on remplace le nom complément de l’exemple précédent par une proposition conjonctive essentielle (que tu sois heureux), on devrait en principe trouver une séquence de deux que, mais l’haplologie demande de les réduire à un seul :

Je veux seulement que tu sois heureux.
*Je ne veux que que tu sois heureux. (redoublement interdit)
Je ne veux que tu sois heureux. (haplologie)

À noter que cette dernière phrase a le potentiel d’être ambigüe. Dans un texte au style recherché, on pourrait interpréter le ne comme le premier élément de la locution négative ne… pas où l’élément pas est omis, comme on le fait parfois dans certains contextes :

Je ne veux pas que tu sois heureux.
Je ne veux que tu sois heureux. (même sens, registre soutenu)

Attention aux malentendus malheureux !

à à ?

Il existe un contexte syntaxique où peut légitimement se poser la question de la répétition de la préposition à, mais où l’haplologie entre encore une fois en jeu. Il s’agit de l’emploi de la locution adverbiale à présent, synonyme de maintenant, à la suite de la locution prépositive jusqu’à, qui peut s’employer devant des adverbes temporels comme maintenant, demain, et hier :

Jusqu’à maintenant, tout se passe bien.
*Jusqu’à à présent, tout se passe bien. (redoublement interdit)
Jusqu’à présent, tout se passe bien. (haplologie)

De façon analogue, la tournure vieillie quant à présent (= « quant à maintenant ») résulte d’une haplologie.

À noter au passage qu’avec l’adverbe aujourd’hui, qui se décompose étymologiquement comme à + le + jour + de + hui, les deux constructions suivantes sont permises :

jusqu’aujourd’hui
jusqu’à aujourd’hui

C’est la deuxième construction qui prédomine depuis le milieu du xxe siècle, ce qui s’explique par le fait que l’élément au du mot aujourd’hui n’est plus senti par les locuteurs comme représentant la préposition à.

de de ?

Le redoublement de la préposition de est généralement interdit, mais il y a des exceptions.

Redoublement interdit

Interrogative indirecte après de

Les deux phrases qui suivent emploient une construction transitive directe avec savoir :

Je sais la réponse.
Je sais de quoi cela dépend.

La proposition complément de quoi cela dépend est une interrogative indirecte dont le verbe noyau, dépendre, se construit avec de.

Remplaçons le verbe principal savoir par un verbe qui se construit avec de, comme se souvenir de :

Je me souviens de la réponse.
*Je me souviens de de quoi cela dépend. (redoublement interdit)
Je me souviens de quoi cela dépend. (haplologie)

Avec un intervalle numérique (de cinq à dix)

Soit ces deux phrases :

Il utilise cinq outils différents.
Il utilise de cinq à dix outils différents.

Dans la deuxième, on a remplacé cinq par la construction de cinq à dix, qui exprime un intervalle numérique ayant ces deux nombres pour limites. Si on remplace maintenant dans chacune le verbe utiliser par son synonyme se servir de, qui se construit avec la préposition de, on obtiendrait en principe deux de contigus dans la deuxième phrase, mais la règle est de n’en conserver qu’un seul. On a donc un nouvel exemple d’haplologie :

Il se sert de cinq outils différents.
*Il se sert de de cinq à dix outils différents. (redoublement interdit)
Il se sert de cinq à dix outils différents. (haplologie)

De même en fonction complément du nom, introduit par de :

une troupe de trente soldats
*une troupe de de trente à quarante soldats (redoublement interdit)
une troupe de trente à quarante soldats (haplologie)

Devant le déterminant indéfini des (parfois de ou d’)

Bien qu’il ne s’agisse pas toujours de deux de, ajoutons que les collisions avec le déterminant indéfini des (parfois sous la forme de ou d’, notamment devant un adjectif) sont aussi à marquer de l’astérisque d’infamie :

Il utilise des pinces.
*Il se sert de des pinces.
Il se sert de pinces.

Il utilise de bonnes pinces. (= des pinces bonnes)
*Il se sert de de bonnes pinces.
Il se sert de bonnes pinces.

Il utilise d’autres pinces. (= des pinces autres)
*Il se sert de d’autres pinces.
Il se sert d’autres pinces.

Avec la particule nobiliaire de

Certains noms de famille français sont précédés de la préposition de, ou de sa forme élidée d’, ou encore des déterminants contractés du ou des, ces derniers étant souvent écrits avec une majuscule. Étymologiquement, cette préposition marque une origine. On l’appelle encore parfois particule nobiliaire, même si elle n’est pas l’apanage de l’aristocratie :

Charles de Gaulle
Alfred de Musset
Jean de La Fontaine
le baron d’Holbach
Joachim du Bellay
Guillaume Des Autels

Dans le contexte d’une phrase où figure la préposition de, peut-on faire suivre celle-ci de cette particule ? Faut-il parler du képi de de Gaulle ou du képi de Gaulle ?

Bien qu’il n’y ait pas unanimité dans l’usage et chez les spécialistes en matière d’écriture des noms à particule, la règle recommandée est celle-ci.

Avec un nom de famille constitué d’une seule syllabe (au sens phonétique), comme Gaulle, on conserve toujours la particule de, y compris après la préposition de :

le képi de de Gaulle
*le képi de Gaulle

Avec un nom plurisyllabique (Musset, La Fontaine), on conserve la particule seulement quand elle est précédée d’un prénom, d’un terme de parenté, d’un titre (nobiliaire ou de civilité), d’un grade ou d’une mention de fonction :

le théâtre d’Alfred de Musset (prénom : particule conservée)
le théâtre de Musset (préposition : pas de particule)
*le théâtre de de Musset

Mentionnons deux noms monosyllabiques qui font exception à la règle en se comportant sur ce point comme des plurisyllabiques :

les œuvres de Sade (de Donatien de Sade)
*les œuvres de de Sade
les Mémoires de Retz (du cardinal de Retz)
*les Mémoires de de Retz

Les particules d’, du et des sont toujours conservées, et l’on peut donc avoir :

la généalogie des Des Autels

Il en va de même dans les noms de famille italiens pour la particule De :

l’œuvre cinématographique de De Sica

Dans les noms de famille flamands ou néerlandais commençant par De, cet élément n’est pas une préposition mais un déterminant : par exemple, le nom de famille de l’écrivain belge d’expression française Charles De Coster signifie étymologiquement « le sacristain ». Ce déterminant De, qui prend la majuscule, est toujours conservé :

les œuvres de De Coster

Avec des titres d’œuvres commençant par De

Voir plus loin la section Titres d’œuvres et de journaux.

le le ?

Un redoublement de déterminant défini est possible quand le deuxième fait partie d’un nom de famille. Par exemple, quand, par antonomase, un objet est désigné par le nom de son créateur :

Les deux plus beaux tableaux du musée sont le Rembrandt et le Le Nain. (et celui de [Louis] Le Nain)

En revanche, avec un toponyme commençant par Le, comme Le Havre, cet élément tombe quand le toponyme suit un déterminant :

Je ne reconnais plus le Paris de mon enfance.
*Je ne reconnais plus le Le Havre de mon enfance.
Je ne reconnais plus le Havre de mon enfance.

On trouve un autre cas de répétition le le interdite au début de la section suivante.

Titres d’œuvres et de journaux

Les titres d’œuvres et de journaux se composent généralement en italique (ou en romain dans un contexte en italique, comme c’est le cas des exemples du présent article). Quand on insère dans une phrase un titre commençant par un déterminant défini (par exemple, Le Monde, titre d’un journal qui peut aussi s’écrire le Monde), ce déterminant tombe si le titre est lui-même précédé d’un déterminant (deux derniers exemples ci-dessous) :

Je l’ai lu dans Libération et dans Le Monde.
Je l’ai lu dans le Libération d’hier. (= le numéro d’hier)
*Je l’ai lu dans le Le Monde d’hier. (répétition interdite)
Je l’ai lu dans le Monde d’hier.

Avec un titre commençant par une préposition (par exemple, De la démocratie en Amérique, titre où la préposition de signifie « au sujet de »), on peut avoir un redoublement de ce type :

Tocqueville est l’auteur de De la démocratie en Amérique.

Cela dit, le titre est souvent tronqué :

Tocqueville est l’auteur de la Démocratie en Amérique.

Avec un titre commençant par un mot d’une autre catégorie grammaticale, rien, si ce n’est le souci d’euphonie, n’empêche d’avoir des phrases comme :

J’ai lu à Alice Alice au pays des merveilles.
Comme Comme il vous plaira est une comédie amusante !
Mon professeur a traité Traité de la ponctuation française de chef-d’œuvre.
Consultez sur ces points Points de langue.

Mots autonymes

Un mot est employé de façon autonyme quand il fait référence à lui-même plutôt qu’à ce qu’il désigne habituellement. À l’écrit, cet emploi est généralement signalé de façon typographique, le plus souvent en mettant le mot en italique (ou en romain dans un texte en italique). Dans l’exemple qui suit, la deuxième occurrence du mot avoir est autonyme :

Vous devrez avoir maitrisé l’accord du participe passé avec avoir.

Un mot autonyme fonctionne grammaticalement comme un nom et peut endosser ses divers rôles syntaxiques (apposition, sujet, attribut, complément). Il est donc possible de le trouver juxtaposé à un mot identique non autonyme, de nature grammaticale variée (nom, verbe, déterminant, préposition, adverbe) :

Le mot mot n’est pas simple à définir.
Selon le contexte, le nom nom se traduit en anglais par noun ou par name.
Est est la troisième personne du singulier de l’indicatif présent du verbe être.
Est-ce que le le initial fait partie du titre ?
Le mot qui manquait dans la phrase était était.
On appelle cette baleine baleine à bosse.
Quand on doit conjuguer conjuguer au passé simple, garde-t-on le deuxième u ?
J’aime vachement vachement, c’est un adverbe rigolo.
L’adjectif désireux est souvent suivi de de.
Ce complément adverbial se construit avec avec.
Qu’écrire après après que ?

Titre d’un précédent Point de langue.

Les noms des lettres de notre alphabet, constitués chacun d’une seule lettre, peuvent aussi être considérés comme des mots autonymes. Deux d’entre eux sont homographes de petits mots très courants, un verbe conjugué et un pronom. Ils sont juxtaposés dans ces exemples :

La lettre a a une longue histoire.
Le mot syzygie est un terme astronomique et les deux y y sont prononcés [i].  

Si on lit à voix haute ce dernier exemple, on constatera qu’il y a redoublement pour l’œil, mais non pour l’oreille !

Homographes

Des homographes sont des mots différents qui s’écrivent de la même façon. Ils peuvent avoir ou non une parenté étymologique. Ils appartiennent souvent à des catégories grammaticales différentes. Dans les deux prochains exemples, le nom sujet et le verbe conjugué qui suit sont homographes :

Ma montre montre des signes d’usure.
Un voile voile son visage.

La répétition peut être évitée en recourant à un synonyme :

Un voile cache son visage.

Dans les exemples suivants, les homographes ne sont pas homophones, c’est-à-dire qu’ils se prononcent différemment :

Les poules du couvent couvent.
La côte est est plus aride que la côte ouest.

Si la deuxième phrase s’arrêtait après le mot aride, on serait légitimé de croire à un doublon, à une répétition accidentelle du verbe. Mais la présence de l’adjectif géographique ouest à la fin de la phrase permet d’en déchiffrer le début et de conclure que le deuxième est doit être l’adjectif géographique antonyme de ouest.

Voici, pour terminer, une petite collection d’exemples qui peuvent servir d’exercices d’analyse grammaticale, à défaut d’être des modèles d’élégance stylistique :

Change ton ton, petit malpoli ! (déterminant + nom)
Je n’ai pas du tout tout compris. (nom + pronom)
Le linteau de la porte porte un numéro. (nom + verbe)
Le poète a composé ces vers vers 1660. (nom + préposition)
Son livre livre des secrets peu avouables. (nom + verbe)
Verrouillez la porte avant avant de partir. (adjectif + préposition)
Le 19 mars Mars est entrée dans le Verseau. (nom + nom propre)
Cette guitare est très jolie et j’adore son son. (déterminant + nom)
Que toute personne de cette sorte sorte d’ici ! (nom + verbe)
Un enfant et son parent parent le sapin de Noël. (nom + verbe [non homophone])
Il naviguait contre un vent fort fort désagréable. (adjectif + adverbe)
J’ai cet été été victime d’un terrible coup de soleil. (nom + verbe)
Cet ado a grandi : il n’est plus plus petit que sa mère. (adverbes négatif et comparatif)
L’accord de sol majeur devient mineur si si est bémolisé. (conjonction + nom)
Ce journal à sensation arbore toujours une une tapageuse. (déterminant + nom)
Nous, les parachutistes, hors des avions avions été largués. (nom + verbe)
C’est un partisan de la résistance armée et non non violente. (double adverbe négatif)
Il y a quatre quatre consécutifs dans mon numéro de téléphone. (déterminant + nom)
En son absence, les adjoints du président président la cérémonie. (nom + verbe [non homophone])
La tierce fa-la est majeure : la bémolisation de la la rend mineure. (nom + pronom)
En Argentine, les gauchos fachos s’opposent aux gauchos gauchos. (nom + adjectif [non homophone])
La promesse que les travaux prendraient fin fin mars s’avéra un poisson d’avril. (nom + nom)

Sur cette fin fin concluons cette double chronique, qu’on pourrait aussi clore par le terme TERME.

Cet article a été concocté par
les linguistes d’Antidote

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