Points de langue - 4 octobre 2010 - 4 min

Petite grammaire de grand et grand-mère

Un utilisateur nous écrit :

Quand est-il acceptable de ne pas mettre e au mot grand ? On dit grand-mère, bien sûr. Dira-t-on grand ou grande dans la phrase suivante : Nous avons chargé le foin avec la grande (ou grand) fourche. Il faut savoir (le savez-vous ?) que la grand-fourche est un instrument ancien très particulier utilisé à la ferme, avec un tracteur ou des chevaux de trait. Ce n’est donc PAS une fourche ordinaire qui serait grande ! Les fermiers de mon enfance disaient clairement grand-fourche et non grande fourche, qui est pourtant l’orthographe habituelle. Bref, est-ce qu’il y a une règle qui s’applique ici ? Qui s’applique aussi dans bien d’autres cas semblables, où l’on est tenté d’écrire grande sans e. Exemple : Je lave ce bidon à la grand(e) eau.

Les mots composés de l’adjectif grand associé à un nom féminin suscitent souvent de telles hésitations. Voici les principales questions qui se posent.

Pourquoi grand-mère et pas grande-mère ?

L’adjectif français grand vient du latin grandis. La forme de cet adjectif latin était identique aux genres masculin et féminin. En ancien français, il n’y avait pas non plus de différence entre les formes masculine et féminine du mot, qui s’écrivait grant, grand ou gran. On disait par exemple un ome grant et une feme grant. La graphie qui s’est finalement imposée est grand, avec un d final rappelant l’étymon latin. C’est au xvie siècle que s’est généralisé l’ajout d’un e au féminin (grande), par analogie avec l’évolution des nombreux adjectifs français dérivés des adjectifs latins dont la forme féminine en -⁠a différait de la forme masculine en -⁠us. Cependant l’ancienne forme féminine grand a survécu dans certaines expressions figées ou lexicalisées, comme grand-mère. Ces expressions sont donc de formation ancienne et ne se sont conservées que dans un sens spécial qui ne se déduit pas simplement du sens de ses éléments : une grand-mère n’est pas une mère de grande taille. La présence du trait d’union renforce ce caractère spécial et lexicalisé. Certaines de ces expressions sont devenues rares ou confinées à telle région ou à tel vocabulaire spécialisé (marine, agriculture, etc.). Il n’y a pas de « règle » simple pour identifier ces cas. Il faut les apprendre un par un. Voici les plus fréquents (on trouvera leur définition dans Antidote) :

grand-chambre
grand-croix
grand-garde
grand-halte
grand-maman
grand-mère
grand-messe
grand-route
grand-rue
grand-tante
grand-vergue
grand-voile
(ne) (pas) grand-chose
à grand-peine
avoir grand-peur

On trouve aussi des traces de cet ancien usage dans des toponymes (Grandfontaine, nom de quatre localités de France et de Suisse) ou dans des noms de famille (Grandmaison ou Grand’Maison).

Le terme grand-fourche mentionné en introduction semble plutôt rare et le moment de son apparition est difficile à préciser, mais il est tout à fait plausible que cette forme grand-fourche résulte du même phénomène.

Quant à l’autre expression mentionnée, la locution adverbiale à grande eau (« en faisant couler beaucoup d’eau »), elle n’appartient pas à cette catégorie, car l’usage consacré est bien d’écrire à grande eau avec le féminin régulier grande.

Apostrophe ou trait d’union : grand’mère ou grand-mère ?

Jusqu’à une époque relativement récente, l’usage était d’écrire les expressions du type grand-mère avec une apostrophe. Par exemple, dans les anciennes éditions du Dictionnaire de l’Académie française, on trouve :

grand’mère
grand’messe
grand’chambre

L’apostrophe était censée représenter l’élision du e du féminin grande. Mais ce signe d’élision n’avait pas sa raison d’être car, comme on l’a vu, il n’y a jamais eu de e final à grand dans ces expressions particulières. Cette apostrophe inutile a été déplorée au xixe siècle par le lexicographe Émile Littré, qui y voyait une « anomalie ridicule ». L’Académie française, dans l’édition de 1932 de son Dictionnaire1, semble avoir pris acte de cette critique, car elle a désormais privilégié l’emploi du trait d’union, usage qui s’est aujourd’hui imposé :

grand-mère
grand-messe
grand-chambre

Dans le cas des termes de parenté comme grand-mère, grand-maman et grand-tante, le trait d’union présente en outre l’avantage de s’aligner sur les formes masculines correspondantes grand-père, grand-papa et grand-oncle.

Pluriel de grand : des grand-mères ou des grands-mères ?

Dans ces mots composés, l’élément grand est donc invariable en genre. Est-il aussi invariable en nombre ?

À l’époque où ces mots s’écrivaient avec une apostrophe, la présence de celle-ci interdisait l’ajout d’un s à grand au pluriel :

une grand’mère
des grand’mères

Le Dictionnaire de l’Académie de 1932, qui a instauré l’usage du trait d’union, ne se prononçait pas clairement sur le pluriel de ces mots composés. Cependant, dans sa Grammaire publiée la même année, l’Académie prônait explicitement l’ajout d’un s à grand au pluriel :

une grand-mère
des grands-mères

Cette recommandation s’aligne une nouvelle fois sur le modèle de grand-père, qui s’écrit grands-pères au pluriel. D’ailleurs, en général, quand un nom composé combine un nom et un adjectif qui le qualifie, les deux éléments varient en nombre : des beaux-frères, des coffres-forts, des longues-vues, etc.

Mais, curieusement, l’Académie a changé d’avis dans l’édition la plus récente de son Dictionnaire2, où elle recommande plutôt l’invariabilité de grand :

une grand-mère
des grand-mères

L’Académie justifie ainsi cet avis : « Dans ces noms féminins composés, grand, ne s’accordant pas en genre, ne s’accorde pas non plus en nombre. » Cet argument est discutable. On pourrait d’ailleurs soutenir qu’il y a bel et bien accord en genre de grand, mais sous son ancienne forme féminine, identique à la forme masculine. Voici ce qu’en dit la grammaire le Bon Usage de Maurice Grevisse et André Goosse : « Le pluriel grands est assez fréquent et doit être encouragé, l’invariabilité en genre n’impliquant pas l’invariabilité en nombre. »3

En pratique, de nos jours, les dictionnaires usuels ne sont pas unanimes sur cette question. Certains s’en tiennent à la dernière position de l’Académie (des grand-mères) et certains adoptent la position contraire (des grands-mères). D’autres permettent les deux pluriels (des grand(s)-mères) ; c’est le parti adopté par le dictionnaire d’Antidote dans sa version la plus récente, qui généralise les deux pluriels pour tous les mots concernés.

La question ne se pose pas pour plusieurs de ces expressions, qui ne s’emploient normalement pas au pluriel : pas grand-chose, à grand-peine, avoir grand-peur, etc.

Grand-mère ou mère-grand ?

À propos du mot grand-mère, on peut mentionner en conclusion son synonyme vieilli mère-grand, qui, de nos jours, évoque surtout les contes de Perrault. Cette forme témoigne d’une autre particularité de l’ancien français. L’épithète jouissait d’une plus grande liberté quant à sa position par rapport au nom qu’elle qualifiait, caractéristique héritée du latin. En français moderne, la position de l’épithète a perdu de sa flexibilité, et un changement de position introduit parfois un changement de sens : un homme grand (de grande taille) n’est pas nécessairement un grand homme (célèbre).


  1. On peut consulter plusieurs anciennes éditions du Dictionnaire de l’Académie française et le Dictionnaire de la langue française de Littré sur le site Dictionnaires d’autrefois

  2. Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition, version informatisée. 

  3. Grevisse, Maurice et André Goosse. Le Bon Usage : grammaire française, 14e édition, Bruxelles, De Boeck Duculot, 2008. 

Cet article a été concocté par
les linguistes d’Antidote

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