Les faux anglicismes
Dans un contexte où il est question de la langue française, le terme anglicisme désigne un emprunt (mot, forme ou sens de mot, expression, construction) que fait le français à la langue anglaise. On pourra consulter à ce sujet l’article d’Antidote qui y est consacré.
Par ailleurs, on appelle communément faux anglicisme (ou pseudoanglicisme, ou encore franglicisme) un mot français ou une locution qui a une apparence anglaise par sa forme (empruntée en partie ou en totalité à l’anglais), mais qui n’existe pas en anglais avec cette forme ou avec le sens que lui donne le français.
Cela revient à dire que la traduction anglaise d’un faux anglicisme n’est jamais identique à celui-ci. Un francophone qui, par ignorance ou par inadvertance, emploie en anglais un faux anglicisme s’expose à des malentendus, et c’est là l’intérêt d’examiner ce type de faux emprunt. Les locuteurs bilingues sont naturellement plus sensibles à cette non-équivalence.
Pour ce qui est de l’usage des faux anglicismes dans la langue de Molière, certains s’y sont bien intégrés en comblant une lacune lexicale, alors que d’autres demeurent critiqués et jugés superflus quand existent des synonymes français bien établis. En cela, ils connaissent la même variabilité de jugement normatif que les « vrais » anglicismes.
Les faux anglicismes résultent de divers procédés de formation que nous illustrerons par quelques exemples. À noter qu’il n’est pas toujours possible de retracer l’occasion exacte de l’apparition de tel ou tel faux anglicisme, et plusieurs de ces procédés peuvent avoir joué simultanément ou successivement.
Signalons aussi que l’expression faux anglicisme se rencontre parfois au sens de « mot auquel est souvent attribuée à tort une origine anglaise ». Par exemple, malgré ce que sa forme pourrait laisser croire, le nom de sport handball n’est pas un emprunt à l’anglais, mais à l’allemand. Mais ce n’est pas de cette sorte de faux anglicisme qu’il sera ici question.
Créations à partir d’éléments anglais
Le français emprunte parfois à l’anglais des mots ou affixes qu’il combine à d’autres éléments pour former un nouveau mot inconnu en anglais.
Créations avec -man
Le nom man (« homme ») a servi à la composition de nombreux autres noms anglais, comme milkman (« laitier ») ou fireman (« pompier »). À partir du xixe siècle, le français en a emprunté certains avec le même sens, comme cameraman ou jazzman. Mais les francophones ont aussi créé de toute pièce avec man (et avec son pendant féminin woman, « femme ») des mots inconnus du lexique anglais. Le domaine du sport en fournit quelques exemples :
Les noms tennisman (« joueur de tennis »), et rugbyman (« joueur de rugby ») se disent respectivement tennis player et rugby player en anglais.
Le nom recordman (« détenteur du record ») se dit record holder en anglais.
Le vocabulaire du cinéma recense aussi quelques spécimens, comme clapman (ou clackman, « claqueur » ou « claquiste »), en anglais clapper loader, ou perchman (« perchiste »), en anglais boom operator. Ce nom perchman fournit un exemple où l’élément auquel se greffe -man, le nom perche, n’est pas lui-même un mot d’origine anglaise (bien que le mot perch existe en anglais, c’est boom qui désigne la perche à son employée au cinéma).
En Belgique et en Afrique francophone, le nom taximan s’emploie pour désigner un chauffeur de taxi. Ce mot est inconnu des anglophones, qui disent plutôt taxi driver ou cab driver.
Tous ces noms en -man, dont la forme féminine est habituellement en -woman (comme tenniswoman), suscitent des soucis quand il faut les employer au pluriel, sachant qu’en anglais man et woman ont respectivement pour pluriel men et women. Faut-il dire des tennismen (pluriel à l’anglaise) ou des tennismans (pluriel à la française) ? L’usage est flottant : la solution adoptée par le locuteur pourra dépendre de son sentiment sur le caractère plus ou moins français de ces mots.
Créations avec -ing
Les francophones sont friands du suffixe -ing, typique de l’anglais. Il est très productif dans cette langue, puisqu’il sert notamment à former les participes présents (she is eating, « elle mange ») et les gérondifs (eating is a basic need, « manger est un besoin de base »).
Le terme français de sport forcing, créé à partir du verbe forcer et du suffixe anglais -ing, désigne une attaque soutenue contre un adversaire à la défensive. Bien qu’existe en anglais la forme forcing (participe présent du verbe to force, « forcer »), elle n’est pas utilisée dans ce sens. Les sportifs anglophones parlent plutôt de pressure. Les francophones disposent aussi des synonymes pression, contrainte ou forçage.
Le terme de coiffure brushing, mot français (originellement une marque de commerce) désignant un procédé de thermobrossage ou de mise en forme, est formé à partir du verbe anglais to brush et du suffixe -ing. Bien qu’existe en anglais le participe présent brushing, ce n’est pas un nom désignant ce procédé, qui se dit plutôt blow-dry, blow-drying ou blow wave.
Dans le cas d’un mot comme surbooking (« surréservation ») on est plutôt en présence d’un calque partiel à partir du mot anglais overbooking, de même sens. Le mot arbore une allure anglaise, mais on a remplacé le préfixe over- par son équivalent français sur-.
Autres créations
Le français a créé le nom ball-trap (ou balltrap) pour désigner le sport de tir au fusil sur des disques d’argile projetés dans les airs. Le mot désigne aussi l’appareil à ressort projetant ces disques (l’emprunt de l’élément ball, « balle » s’explique peut-être par une ancienne forme des projectiles). Si l’appareil est appelé trap en anglais, le sport n’y est pas appelé ball-trap. Il connait diverses désignations : trap shooting, skeet shooting, clay target shooting et clay pigeon shooting. Cette dernière expression a d’ailleurs été calquée en français sous la forme tir aux pigeons d’argile. On emploie aussi tir à la volée.
Le français a créé le nom camping-car (de camping et car « voiture ») pour désigner un véhicule de camping appelé autocaravane. En anglais, on l’appelle recreational vehicle (souvent abrégé RV) ou encore camper van ou camper. On reviendra plus loin sur le mot camping.
Dans un registre plus familier, on reconnait dans le nom pipi-room (« toilettes ») la combinaison du nom français pipi (synonyme familier d’urine) et du nom anglais room (« salle »), qui sert à former de nombreux noms anglais (bedroom, restroom, washroom), dont certains sont employés en français, comme living-room (« salle de séjour »), souvent tronqué en living, ce qui nous amène au procédé de formation suivant.
Réduction de locutions et de mots composés
Il arrive fréquemment que le français emprunte à l’anglais des termes qui sont des locutions ou des mots composés, mais qu’il réduise sa forme à l’un des composants. Le mot résultant est plus maniable en français, mais sa signification peut s’obscurcir pour un anglophone.
Le nom smoking (« veston de cérémonie »), créé à la fin du xixe siècle, vient de l’anglais smoking jacket (« veste pour fumer »), mais le français n’a retenu de cette locution que le premier mot, qui n’en est d’ailleurs pas le noyau syntaxique. En anglais, smoking désigne l’action de fumer. De plus, les anglophones n’appellent plus ce vêtement smoking jacket, mais plutôt dinner jacket (au Royaume-Uni) ou tuxedo (aux États-Unis), familièrement tux. Commander un smoking chez un tailleur à Londres risque de le faire sourciller.
Autre exemple où une locution anglaise est syntaxiquement « dénoyautée » lorsque le français s’en empare : chez les anglophones, collector’s item signifie littéralement « article de collectionneur ». Un tel objet de collection est parfois appelé un collector en français, qui là encore ne conserve que le premier mot, alors que c’est le dernier qui est le noyau en anglais.
Dans certains sports d’équipe, le goalkeeper anglais (ou goal keeper, « gardien de but ») est devenu en français tout simplement le goal. En anglais, le nom goal désigne le but et non le gardien (keeper). Du point de vue d’un anglophone, si la langue emprunteuse doit tronquer la locution, il aurait été plus clair qu’elle garde le « gardien », le mot keeper.
Les warnings désignent chez certains francophones les feux de détresse d’une automobile. C’est une réduction de la locution anglaise warning lights (littéralement « feux d’avertissement »), elle-même une réduction de hazard warning lights. De nos jours, les anglophones disent d’ailleurs plus couramment hazard lights ou hazard flashers, expressions où warning brille par son absence.
Le mot fitness est employé en français au sens d’« entrainement physique », qui est le sens de la locution anglaise d’origine fitness training. Le nom fitness tout court signifie en anglais « forme (physique) ».
Il arrive aussi que l’élément tronqué soit le premier. En anglais la locution jigsaw puzzle (littéralement « casse-tête (découpé) à la scie sauteuse ») désigne le jeu de patience où il faut assembler des pièces pour reconstituer une image. Le français a emprunté le terme en ne retenant que le dernier élément, soit puzzle.
Forme identique, sens différent
D’autres types de faux anglicismes sont des mots anglais qui ont été empruntés sous la même forme, mais dont le sens est différent en français. La différence sémantique peut être présente dès le moment de l’emprunt ou bien résulter d’une divergence ultérieure dans l’évolution des sens du mot dans chaque langue. Il peut arriver aussi qu’il y ait en français changement de catégorie grammaticale du mot.
En français, l’emprunt building fait référence à un grand immeuble moderne de plusieurs étages, aussi appelé tour ou gratte-ciel, mot qui est d’ailleurs calqué sur l’équivalent anglais skyscraper. Les anglophones disent aussi high-rise, mais pour eux le nom building a le sens plus générique de « bâtiment, construction ».
Le français a emprunté à l’anglais le nom break à l’époque où il désignait un type de voiture hippomobile, mais de nos jours le mot français break désigne plutôt un type de voiture automobile, aussi appelé (voiture) familiale, qu’on appelle estate (car) en anglais britannique et station wagon en anglais américain. Cette dernière appellation est parfois utilisée en français québécois, prononcée à l’anglaise et familièrement abrégée en station.
L’emprunt flipper désigne en anglais et en français le levier d’un billard électrique qui renvoie la bille vers le haut. Par extension, flipper en est venu à désigner aussi en français le billard électrique lui-même. Celui-ci ne s’appelle pas en anglais flipper, mais pinball machine, pinball table ou pinball tout court.
Les noms de sports tennis et golf ont été empruntés à l’anglais sous le même sens. Par métonymie, les terrains où sont pratiqués ces sports, le court de tennis et le parcours de golf, sont parfois appelés simplement le tennis et le golf. En anglais, les mots tennis et golf ne désignent pas le terrain, qui se dit respectivement (tennis) court et (golf) course.
De la même façon, si le mot camping est employé à la fois en anglais et en français pour désigner l’activité touristique, l’emploi de camping au sens de « terrain aménagé pour cette activité » est propre au français. En anglais, le (terrain de) camping est appelé campsite au Royaume-Uni et campground aux États-Unis.
Certains adjectifs anglais, comme hard (« dur ») et soft (« doux » ou « mou »), empruntés en français, se sont nominalisés dans cette langue où le hard et le soft, désignent dans le domaine cinématographique le genre érotique respectivement explicite et non explicite. En informatique, ces deux noms s’emploient pour désigner le matériel et le logiciel, mais ils résultent plutôt de la réduction des mots hardware et software.
L’expression française best of (littéralement « meilleur de ») fonctionne comme une locution nominale désignant une compilation, une anthologie musicale ou littéraire, et on peut trouver des phrases comme on annonce la sortie du best of de Machin, où se succèdent la préposition anglaise of et la préposition française équivalente de, ce qui peut heurter une oreille bilingue. En anglais, on dit plutôt greatest hits compilation ou greatest hits ou the best of suivi du nom de la personne, mais best of ne s’emploie pas tout court comme locution nominale.
Sens identique, forme modifiée
Les mots français shake-hand (« poignée de main ») et talkie-walkie (« appareil radio émetteur et récepteur ») résultent d’un étrange phénomène : la permutation des deux éléments morphologiques constituants. En effet, la poignée de main se dit en anglais handshake et l’appareil est appelé walkie-talkie. Dans le cas de shake-hand, l’ordre des mots a peut-être été influencé par celui de la locution verbale anglaise to shake hands (« se serrer les mains »).
Autre curiosité formelle, le pin’s désigne en français une épinglette décorative, en anglais lapel pin, enamel pin ou pin tout court. On reconnait le mot anglais pin (« épingle »), mais l’ajout du ’s, qui évoque la marque anglaise du génitif, est étrange. Est-il là pour donner une allure plus anglaise au mot ? Une hypothèse avancée est la volonté d’éviter une homographie avec le nom masculin pin, qui désigne un arbre et se prononce différemment. Ou encore une volonté d’éviter une homophonie fâcheuse avec le nom pine par l’ajout du ’s prononcé [s].
C’est peut-être aussi la volonté de donner une couleur anglaise qui est à l’origine de la graphie looser si souvent donnée à tort à l’emprunt loser (« perdant, raté »). Le son est en effet souvent représenté en anglais par le digramme oo. Il existe même bel et bien en anglais un mot looser, mais c’est le comparatif de supériorité de l’adjectif loose (« lâche, mou, libre »).
Concluons ce petit best of des faux anglicismes sur un happy end, expression parfois employée par les francophones au sens de « dénouement heureux ». Pour une fois, l’ajout du suffixe -ing aurait été bienvenu : en effet, dans la langue de Shakespeare, on dit plutôt dans ce sens happy ending.