Jusqu’à concurrence de…
Une utilisatrice nous écrit :
Je me pose des questions au sujet de l’expression (jusqu’)à concurrence de : de quels compléments peut-elle être suivie ? Dans le Petit Robert, on ne parle que de somme ou de montant d’argent, et les Clefs du français pratique1 nous mettent en garde contre l’emploi de l’expression suivie d’un complément de temps. Or, dans le Multi2, on ne mentionne que à concurrence de + nombre, et l’exemple donné est le suivant : Nous acceptons les paquets jusqu’à concurrence de dix. Quelles sont les restrictions applicables ? Quel est l’usage ? Peut-on dire, par exemple, Il touchera un salaire pour tous les jours travaillés, à concurrence de 10 semaines, ou faut-il préférer des tournures comme pendant un maximum de 10 semaines, etc. ?
Il est vrai que la locution prépositionnelle jusqu’à concurrence de et sa variante abrégée à concurrence de sont employées le plus souvent en parlant de montants d’argent (un coup de sonde dans l’Internet avec un moteur de recherche vous le confirmera) et que certains dictionnaires leur donnent une définition qui peut sembler les limiter à cet emploi.
La définition d’Antidote RX parle d’un « montant » à ne pas dépasser et donne un exemple pécuniaire : Déduction (jusqu’)à concurrence de 20 % du revenu net. Les définitions du Petit Larousse et du Petit Robert parlent d’une « somme ». Il n’est pas clair dans ces définitions si le mot ambigu somme doit être interprété comme « total » (d’une quantité quelconque) ou plus spécialement comme « montant d’argent ». Cette deuxième interprétation est en tout cas renforcée, dans le cas du Petit Robert, par l’exemple donné, où il est aussi question d’argent. La définition donnée dans le Grand Robert3 parle aussi d’une « somme » et est accompagnée de cette citation littéraire :
« (…) une version heureuse de la journée, qui les porta, selon leur façon d’entendre l’hospitalité, à réunir leurs fils et filles, jusqu’à concurrence de quatre pour me jouer un quatuor (…). » Giraudoux, Siegfried et le Limousin, p. 87.
Cette citation, où l’on compte des enfants, laisse entendre que la somme ne se limite pas nécessairement à des quantités d’argent.
D’autres dictionnaires, comme le Multi invoqué dans la question, permettent plus ou moins explicitement des compléments quantifiables ou mesurables autres que pécuniaires. Par exemple, le Dictionnaire de l’Académie française, dans sa 9e édition, donne cette définition : « Jusqu’à atteindre le niveau de ». Le Dictionnaire Hachette4, l’Encyclopédie Larousse et le Nouveau Dictionnaire des difficultés du français moderne5 donnent des définitions similaires, où le mot niveau est remplacé par limite. D’autres dictionnaires parlent de « chiffre » à atteindre.
La définition du Trésor de la langue française nous semble la plus précise :
[Avec une idée de limite] (Jusqu’)à (la) concurrence de. Jusqu’à la rencontre, à la coïncidence finale avec un chiffre déterminé, en particulier une somme d’argent due ; jusqu’à la limite extrême de. Diminuer le poids du plateau opposé jusqu’à concurrence de sept grammes neuf décigrammes (Ponson du Terrail, Rocambole, Les Exploits de Rocambole, t. 5, 1859, p. 378).
La citation donnée en exemple montre un complément qui n’est pas une somme d’argent, mais une quantité mesurable.
Quant à l’emploi de cette locution avec des compléments de temps, il est effectivement critiqué par les Clefs du français pratique, où l’on énonce ceci :
Éviter de faire suivre jusqu’à concurrence de d’un complément de temps : remplacer jusqu’à concurrence de six mois par pendant six mois au plus.
On pourrait nuancer. D’une part, il est vrai que l’emploi de cette locution avec un intervalle de durée ne nous semble pas très heureux, par exemple dans une phrase comme :
Nous séjournerons à Rome jusqu’à concurrence de 30 jours.
Des tournures plus naturelles seraient :
Nous séjournerons à Rome un maximum de 30 jours.
Nous séjournerons à Rome 30 jours tout au plus.
D’autre part, nous ne voyons pas d’inconvénient à l’employer avec des noms temporels considérés comme des unités discrètes, cumulables et non nécessairement consécutives, par exemple :
L’employé peut prendre sans préavis des jours de congé de maladie, jusqu’à concurrence de 4 jours par année.
Revenons d’ailleurs aux deux phrases entre lesquelles vous hésitez :
Il touchera un salaire pour tous les jours travaillés, à concurrence de 10 semaines.
Il touchera un salaire pour tous les jours travaillés, pendant un maximum de 10 semaines.
Les deux formulations nous semblent possibles, mais, si les semaines ne sont pas nécessairement consécutives, la première tournure nous semble préférable à la tournure pendant un maximum de 10 semaines.
Cela dit, en l’absence de contexte qui puisse l’éclairer, le lecteur pourra trouver ces phrases ambigües : le complément qui suit la virgule se rapporte-t-il au verbe touchera ou au verbe travaillés ? Dans la première hypothèse, il serait peut-être judicieux de rapprocher le complément de son verbe, en le déplaçant en tête de phrase ou en l’insérant après touchera :
Il touchera, jusqu’à concurrence de 10 semaines, un salaire pour tous les jours travaillés.
Quant à la variante de cette locution à privilégier entre la variante longue jusqu’à concurrence de et la variante courte à concurrence de, disons que cette dernière est de style plus soutenu et se rencontre surtout dans les textes juridiques ou administratifs. Elles sont interchangeables, mais la forme longue, qui est plus claire, nous semble préférable pour un emploi dans la langue courante.
Voilà donc plusieurs considérations pour une locution d’apparence assez simple ! Comme il arrive souvent lorsqu’une question précise nous pousse à des recherches approfondies, ces résultats viendront alimenter la définition de cette locution donnée par Antidote. Vous devriez en bénéficier dans la prochaine version ou édition d’Antidote.
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Bureau de la traduction. Clefs du français pratique. ↩
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Villers, Marie-Éva de. Multidictionnaire de la langue française, 4e édition, Montréal, Éditions Québec Amérique, 2003. ↩
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Le Grand Robert de la langue française, 2e édition, Paris, Le Robert, 1990. ↩
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Dictionnaire Hachette 2005, Paris, Hachette, 2004. ↩
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Hanse, Joseph. Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne, 2e édition, Paris/Louvain-la-Neuve, Duculot, 1987. ↩