Histoires de mots - 4 avril 2025 - 3 min

Couper court et finement

La sortie de la saison hivernale et l’orée de la printanière forceront certains d’entre nous à des coupures ciblées : pelouses et mauvaises herbes fraichement sorties de terre n’ont qu’à bien se tenir! En français, toutefois, on peut couper l’herbe sous le pied à quelqu’un à n’importe quel temps de l’année — métaphoriquement, cela s’entend. On peut également, dans une conversation ou dans l’élaboration d’un projet, s’échiner à couper les cheveux en quatre — bien que la bonne entente risque d’en souffrir. Si l’outil de coupe manque à l’appel, on peut toujours se servir des ciseaux d’Anastasie — mais en contexte politique ou journalistique seulement. Le traitement approfondi des locutions dans le récent Antidote 12 nous permet de vous proposer un bref examen de ces trois expressions françaises où la coupure profite aux uns, mais nuit aux autres.

couper ou faucher l’herbe sous le pied à

En français contemporain, couper ou faucher l’herbe sous le pied à (quelqu’un) est une expression qui signifie ‘devancer, contrecarrer, supplanter les projets ou les initiatives de (quelqu’un)’. Les premières attestations de la locution datent de la fin du XVIe siècle, à une époque où le nom herbe pouvait prendre le sens plus général de ‘vivres, nourriture convenant à l’alimentation humaine’. D’autres noms d’aliments ou de catégories d’aliments ont aussi pu se généraliser ainsi à certaines époques et dans certaines expressions : pain (dans pain quotidien, gagner son pain) et viande (dans viande creuse ‘aliment qui ne nourrit pas’), par exemple. Suivant cette définition plus large, l’herbe de l’expression est à rapprocher des vivres dans couper les vivres à (quelqu’un), expression légèrement plus tardive et tirée du vocabulaire militaire. « Couper l’herbe sous le pied à quelqu’un », c’est donc aussi, historiquement parlant, freiner ses projets en lui retirant brusquement ses moyens de subsistance.

Un sens plus précis, et plus taquin, de l’expression est abondamment attesté dans les écrits classiques. C’est d’ailleurs le tout premier sens rapporté par l’article du Petit Trésor de la langue française et de la langue italienne de Giuseppe Filippo Barberi : « Signifie prendre pour femme l’amante d’un autre, ou pour mari l’amant d’une autre femme » (1821). C’est ce sens qui est utilisé dans la citation suivante, tirée d’une réplique du Chevalier à la mode, comédie de 1687 composée par le dramaturge français Florent Carton, dit Dancourt (le père du vaudeville moderne pour plusieurs) :

S’il était vrai que madame la baronne ne voulût qu’un mari, je serais son fait aussi bien qu’un autre […] et je ne serais pas le premier laquais qui aurait coupé l’herbe sous le pied à son maître.

couper ou fendre les cheveux en quatre

Quand on dit couper les cheveux en quatre pour signifier ‘s’attarder à des détails trop subtils, se perdre en vaines discussions’, c’est, on l’aura compris, à la largeur des cheveux qu’on réfère métaphoriquement, et non à leur longueur. Le cheveu humain moyen faisant environ 30 micromètres d’épaisseur, une telle coupe capillaire serait bien sûr impossible sans scie ultrafine ni microscope. À ce sujet, on peut déplorer que la variante fendre les cheveux en quatre soit nettement minoritaire dans l’usage. Le verbe fendre rend mieux l’idée d’une (impossible) coupe longitudinale du cheveu, alors que couper a l’inconvénient d’être ambigu en français quant au sens désigné de la coupure.

Avec couper ou fendre, l’expression apparait vers la fin du XVIIe siècle. Elle est attestée dans deux célèbres dictionnaires français de l’époque, le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière (qui écrit : « fendre un cheveu en deux ») et la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (« couper un cheveu en quatre »). En un parallélisme intéressant, les deux sources emploient le verbe subtiliser pour définir l’expression : à la fin du Grand Siècle, subtiliser ne veut pas encore dire ‘voler, dérober adroitement’, comme c’est davantage le cas de nos jours, mais bien ‘exposer un sujet avec (trop de) subtilité’.

Dans son projet pataphysique d’« université d’insignifiance comparée », l’écrivain et sémioticien italien Umberto Eco s’amuse à lister différents séminaires offerts par l’institution imaginaire, dont celui de « tétrapilectomie », qui est, on l’aura deviné, « la science de couper [‑ectomie] les cheveux [pil(us)] en quatre [tétra‑] » (Comment voyager avec un saumon. Nouveaux pastiches et postiches, traduction de Myriem Bouzaher, 1998).

ciseaux d’Anastasie

Au XIXe siècle, les ciseaux d’Anastasie sont une allégorie de la censure. L’image voit le jour en 1874 avec la parution d’une caricature d’André Gill dans le numéro 299 du journal satirique français l’Éclipse. La caricature faisait référence à l’« autorisation préalable de publication » imposée par l’empereur Napoléon III au cours de son règne, une censure officielle de la presse par l’État qui sera finalement invalidée en 1881. On y voyait une vieille femme voutée, surmontée d’un hibou (symbolisant l’obscurantisme) et tenant une énorme paire de ciseaux, destinés à découper tout texte jugé « inapproprié » (lire : critique du pouvoir en place). L’expression ciseaux d’Anastasie est parfois abrégée, par personnification, en Anastasie, simplement (par exemple : la presse sous le règne d’Anastasie).

Les ciseaux avaient déjà servi de métaphore pour la censure auparavant. Le prénom de la poussiéreuse censeure provient apparemment du nom du pape Anastase Ier, qui régna de 399 à 401. Il inaugura la censure chrétienne en condamnant officiellement le mouvement des donatistes, les écrits du néoplatonicien Origène le Païen (à ne pas confondre avec Origène le Chrétien, un des Pères de l’Église grecque), ainsi qu’un grand nombre d’ouvrages païens en conflit avec la cosmologie chrétienne des débuts.

Cet article a été concocté par
les linguistes d’Antidote

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