Rien (de) moins que
On nous demande :
Auriez-vous l’obligeance de me confirmer si les formules ci-dessous sont exactes ? Antidote ne les corrige pas.
Cette personne n’est rien de moins qu’un imbécile. (C’est un imbécile.)
Cette personne n’est rien moins qu’un imbécile. (Ce n’est vraiment pas un imbécile.)
L’interprétation donnée ici à ces deux tournures très ressemblantes est « académiquement correcte ». Elle correspond en effet à la distinction que l’Académie française a établie dans les deux plus récentes éditions de son Dictionnaire. Ou qu’elle a tenté d’établir, devrait-on dire, car leur usage réel demeure en fait notoirement confus.
Les deux constructions rien moins que et rien de moins que ne sont pas récentes, étant attestées respectivement depuis le xvie et le xviie siècle. La première aurait très tôt revêtu les deux sens possibles, mais le plus souvent le sens négatif, synonyme de « nullement, aucunement ». Voici quelques phrases équivalentes qui peuvent aider à saisir cet emploi négatif :
De toutes les choses que Luc n’est pas (ou qu’il est peu), il n’y a aucune chose qu’il est moins qu’« un imbécile ».
Luc est moins un imbécile que quoi que ce soit d’autre.
L’imbécilité est la caractéristique que Luc a le moins.
Il n’y a rien que Luc est moins qu’un imbécile.
Luc n’est rien moins qu’un imbécile.
Ou encore :
Luc est tout plus qu’un imbécile.
Luc est tout sauf un imbécile.
Ces formulations, qui décrivent Luc par la négation d’une qualité qu’il n’a pas, relèvent de la litote, figure de style où l’on dit moins (ici en niant le contraire) pour en faire entendre plus. Une formulation plus banale et moins expressive serait :
Luc est intelligent.
Quant à la deuxième tournure, rien de moins que, qui revêt généralement la valeur positive de « bel et bien, absolument », elle peut se comprendre ainsi :
Luc n’est pas moins qu’un imbécile.
Luc n’est pas une chose moindre qu’un imbécile.
Luc n’est aucune chose de moins qu’un imbécile.
Luc n’est rien de moins qu’un imbécile.
Ou encore :
Luc est au moins égal à un imbécile.
Bien qu’elles aient des sens en principe diamétralement opposés, les deux constructions ne diffèrent formellement que par la présence de la préposition de, brève et discrète à l’oral, si bien qu’elles n’ont pas tardé à être employées l’une pour l’autre, et ce, même sous la plume des meilleurs écrivains. La confusion touche surtout la forme rien moins que, souvent employée au sens positif de « bel et bien », mais on rencontre aussi occasionnellement le phénomène inverse, où rien de moins que affiche le sens négatif de « nullement ». L’Académie française a jadis témoigné de ce flottement dans son Dictionnaire, avant de prôner, à partir de la huitième édition (1935), la distinction mentionnée plus haut.
Force est de constater que la consigne n’a guère été suivie en pratique : l’usage demeure anarchique, de sorte que les ouvrages normatifs actuels (grammaires et dictionnaires de difficultés) recommandent généralement d’éviter d’employer ces tournures.
Il est vrai qu’une expression pouvant signifier une chose et son contraire risque d’occasionner des malentendus, ce qui rend son maniement délicat. Il ne suffit pas que le rédacteur maitrise la règle académique, encore faut-il que son destinataire la connaisse aussi. À ce propos, on donne parfois une astuce mnémotechnique : des deux locutions rien moins que et rien de moins que, c’est la plus longue qui a une valeur positive.
Ces constructions avec rien s’emploient normalement avec la particule négative ne, mais celle-ci est souvent omise, comme dans le deuxième exemple ci-dessous :
Luc n’est rien moins qu’un imbécile.
Luc est rien moins qu’un imbécile.
Ce phénomène a pu contribuer à la confusion sémantique observée, l’absence de ne étant peut-être parfois interprétée comme une inversion de sens, comme dans cette paire de phrases :
Luc n’est un imbécile. (Construction toutefois rare sans la particule pas.)
Luc est un imbécile.
Il existe aussi les constructions apparentées sans complément rien moins et rien de moins :
Luc n’est pas un imbécile, rien moins.
Luc est un imbécile, rien de moins.
Les deux, surtout rien de moins, s’emploient souvent avec une valeur ironique, soulignant le caractère exagéré d’une prétention :
Luc déclare viser la médaille d’or, rien de moins.
Pour revenir aux locutions rien moins que et rien de moins que, les termes « confusion » et « usage anarchique » utilisés plus haut sont à relativiser, car il y aurait tout de même une certaine logique dans la façon dont elles sont utilisées. Des linguistes qui se sont penchés sur la question, en examinant dans des corpus les contextes syntaxiques et sémantiques précis de leur emploi, ont pu dégager certaines régularités dans les entorses à la règle académique. Ainsi, la tournure rien moins que, quand elle est employée avec un verbe copule (est) et un nom attribut (comme dans nos exemples initiaux), aura tendance à être employée au sens négatif si ce nom correspond à une qualité comportant une gradation (il y a des degrés d’imbécilité ou d’intelligence), et à être employée au sens positif dans le cas contraire :
Luc n’est rien moins qu’un imbécile. (Il n’est nullement un imbécile.)
Luc n’est rien moins que l’assassin. (Il est bel et bien l’assassin.)
Ce n’est qu’une parmi d’autres tendances décelées1.
Concluons avec quelques recommandations.
Comme ces deux locutions sont sujettes à des malentendus, le plus sage est de les éviter. Voici pour chacune quelques expressions de rechange :
Luc n’est rien moins qu’un imbécile.
Luc n’est nullement un imbécile.
Luc n’est aucunement un imbécile.
Luc n’est en aucune façon un imbécile.
Luc n’est pas du tout un imbécile.
Luc est tout sauf un imbécile.
Luc n’est rien de moins qu’un imbécile.
Luc est bel et bien un imbécile.
Luc est assurément un imbécile.
Luc est vraiment un imbécile.
Luc est véritablement un imbécile.
Luc est un véritable imbécile.
Mais si l’on insiste malgré tout pour y recourir, en invoquant par exemple leur valeur expressive, on veillera à :
- s’en tenir à la distribution des rôles préconisée par l’Académie ;
- utiliser la particule négative ne ;
- s’assurer que le contexte est par ailleurs suffisamment clair pour lever toute ambigüité, par exemple lever tout doute chez le lecteur sur les capacités intellectuelles de Luc…
Bref, l’emploi de ces locutions exige de la circonspection. Voici pour terminer un contrexemple amphigourique, rien de moins !
Luc n’est rien moins qu’un moins que rien.
-
Voir l’article de Marie-Ève Damar, « Rien moins que, rien de moins que : un problème de grammaire revisité », Travaux de linguistique, no 53, 2006, p. 117-133. ↩