Oiseaux nageurs
Les pingouins sont des oiseaux remarquablement adaptés au froid et à la nage. Comme la plupart des oiseaux, ils peuvent voler. Pourtant, les pingouins que l’on observe dans l’Antarctique ne volent pas, pourrait-on objecter. En fait, à proprement parler, ces oiseaux-ci ne sont pas des pingouins, mais des manchots; seuls les pingouins volants de l’hémisphère Nord sont de véritables pingouins.
Cette Histoire de mots éclaircira justement l’origine des mots pingouin et manchot ainsi que celle de la confusion terminologique à leur sujet. Nous aborderons aussi le nom gorfou, qui désigne un genre de manchots. Plongeons donc dans l’histoire des noms de ces oiseaux originaux!
pingouin
L’origine de pingouin n’est pas clairement établie. Ainsi, on a proposé parfois le latin pinguis ‘gras’ comme étymon, mais cette hypothèse se heurte à l’impossibilité d’expliquer la finale -in de pingouin. Le correspondant anglais penguin est un candidat plus probable. Il aurait été emprunté au gallois, qui dit pen gwyn pour ‘tête blanche’ (décomposable en penn ‘tête’ et gwyn ‘blanc’). Cette interprétation peut sembler contrintuitive, étant donné que les pingouins actuels (de l’espèce appelée petit pingouin) ont la tête noire. Elle se justifie toutefois quand on sait que l’anglais penguin désignait autrefois non pas le petit pingouin, mais plutôt l’espèce appelée grand pingouin, disparue depuis le milieu du XIXe siècle et qui possédait une tache blanche sur le devant de la tête. Lorsque les manchots, d’apparence et de comportement similaires, ont été découverts, l’anglais leur attribua également la même appellation, qui devint exclusive après l’extinction du grand pingouin (appelé great auk en anglais scientifique). Étrangement, le français connaitra une évolution pour ainsi dire inverse, puisque, comme on le verra, c’est le manchot qui n’est plus appelé officiellement pingouin aujourd’hui.
En effet, le terme français pingouin, qui est employé depuis le tournant du XVIIe siècle, a d’abord désigné le manchot par emprunt au néerlandais pinguin, qui l’avait sans doute emprunté à l’anglais. Les « vrais » pingouins de l’hémisphère Nord étaient alors dénommés par d’autres termes : apponat et tangueux pour le grand pingouin, gode pour le petit pingouin. L’emploi moderne de pingouin, qui a débuté probablement au tournant du XVIIIe siècle, constitue pour sa part un emprunt direct à l’anglais penguin. Il semble s’être appliqué d’abord au grand pingouin, comme l’anglais, avant d’inclure également le petit pingouin. Le naturaliste français Mathurin Jacques Brisson introduisit en 1760 le terme manchot pour désambigüiser le terme pingouin, qui finira par désigner uniquement l’oiseau palmipède de l’hémisphère Nord. La langue courante continue malgré tout à appeler pingouin le manchot. Cet emploi, considéré abusif en zoologie, constitue soit un archaïsme, soit un anglicisme.
Par allusion à la démarche ridicule du manchot, pingouin a pris le sens de ‘personne imbécile’ à la fin du XIXe siècle, qui s’est affaibli en ‘individu quelconque’ au XXe siècle. Cette acception est à comparer avec celle de zèbre.
manchot
L’adjectif manchot, formé au début du XVIe siècle, a été construit par l’ajout du suffixe diminutif -ot à l’ancien adjectif manc ‘privé d’un bras’. Celui-ci, qui descend directement du latin mancus, de même sens, est probablement aussi à l’origine de l’expression à la manque, signifiant ‘de mauvaise qualité’ ou ‘incompétent’. Manchot se substitue aux formes antérieures menchaux, manchier et manchet, obtenues par l’ajout d’autres suffixes. L’emploi nominal de manchot apparaitra un demi-siècle plus tard. Étant donné qu’une personne privée d’un bras est moins adroite qu’une personne dotée de deux bras, un sens familier ‘maladroit’ est apparu à la fin du XVIIe siècle.
On a vu plus haut que le naturaliste français Mathurin Jacques Brisson a proposé en 1760 dans son traité d’ornithologie d’appeler manchot l’oiseau palmipède inapte au vol habitant l’hémisphère Sud. Il justifie son choix ainsi : « nom que j’ai donné aux oiseaux de ce genre à cause de la brièveté de leurs ailes ». Il avait fait cette proposition afin de restreindre le terme de pingouin à l’oiseau palmipède de l’hémisphère Nord, en excluant les diverses espèces de manchots, que le terme englobait alors. Manchot, qui est désormais le seul terme officiel dans le domaine zoologique pour désigner cet oiseau (manchot empereur, manchot royal, manchot à aigrettes ou gorfou, etc.), est encore concurrencé dans la langue courante par pingouin, emploi pourtant devenu impropre.
gorfou
Le gorfou est un genre de petit manchot à aigrettes. Son nom provient du féroïen goirfugl, qui désignait le grand pingouin, une espèce d’oiseau disparue au XIXe siècle et dont l’ultime refuge a été les iles Féroé (au nord de l’Écosse). Goirfugl descend du vieux norois geirfugl, de même sens. Celui-ci se décompose en geirr ‘lance’ (du germanique gaizaz) et fugl ‘oiseau’ (du germanique fuglaz), possiblement en référence au bec puissant de cet oiseau, semblable à la pointe d’une lance.
En 1760, le même naturaliste Brisson, qui avait introduit la même année le terme plus générique manchot, adapta le nom féroïen sous la forme gorfou. Il associa cependant d’emblée le nouveau terme gorfou à une espèce de manchot à aigrettes et non pas au grand pingouin.