La séduction du serpent
Le serpent a mauvaise presse. N’est-il pas l’instigateur du péché originel, séduisant la malheureuse Ève avec le fruit défendu ? Laissons-nous séduire à notre tour par l’histoire de trois mots liés à ce reptile : crotale, draconien et cerf-volant. Le lien avec le serpent est évident pour le premier, on le devine dans le deuxième, à cause de sa proximité formelle avec dragon, mais il est indécelable dans le dernier. Pourtant, crotale ne remonte pas à un mot désignant un serpent, alors que c’est le cas pour draconien et cerf-volant.
crotale
Le mot crotalum désignait en latin classique un objet semblable à des castagnettes et que l’on secouait pour faire du bruit. On s’en servait notamment dans les danses en l’honneur de Cybèle, déesse de la nature et de la fertilité, parfois associée à Cérès, une autre déesse qui présidait à l’agriculture, aux moissons et à la fertilité. Le nom latin crotalum tirait son origine du grec ancien krotalon, utilisé surtout au pluriel (krotala), de même sens. Le nom grec avait, quant à lui, été dérivé du verbe krotein ‘cliqueter’ par l’ajout d’un suffixe -alon ‘ce qui’.
Le nom français crotale a été emprunté au latin au tournant du XVIIe siècle dans son sens original de ‘castagnettes en usage dans la Grèce antique’. On trouve ce sens par exemple dans la célèbre Encyclopédie (1751-1772) de Diderot et d’Alembert. Crotale est toujours employé aujourd’hui pour désigner chacune des deux petites cymbales analogues aux castagnettes utilisées traditionnellement dans certains pays d’Asie et d’Afrique. Par analogie, Linné a proposé le nom scientifique latin Crotalum au milieu du XVIIIe siècle pour dénommer le serpent à sonnettes, un genre de serpents d’Amérique du Nord et centrale munis d’une cascabelle, qui, lorsqu’elle est agitée, produit un son rappelant celui des castagnettes. Le nom français correspondant est utilisé depuis le début du XIXe siècle (Crotale cascabelle, Crotale des bois, Crotale des rochers). Notons que le verbe crouler est un parent de crotale, car il est issu d’un verbe dérivé du nom latin crotalum.
draconien
Dracon (en grec ancien Drakōn), législateur d’Athènes, a créé en 621 av. J.-C. un code de lois particulièrement sévère punissant la majorité des crimes par la peine de mort. Au XVIe siècle, le français tira de ce nom propre l’adjectif draconique ‘relatif à Dracon’, rapidement disparu. À la fin du XVIIIe siècle apparait la forme moderne draconien. À cause de la sévérité du code de Dracon, cet adjectif a pris dans la première moitié du XIXe siècle le sens ‘d’une grande sévérité’. Au sens de ‘semblable à un dragon’, draconien a été formé au XIXe siècle par suffixation du latin draco, -onis ‘dragon’. Il remplace aussi un ancien draconique attesté au XVIe siècle (serpent draconique).
Ce nom draco est un emprunt au grec drakōn, qui s’appliquait à la fois au dragon et au serpent. On rattache le nom grec au verbe drakein ‘voir clair’. Drakōn signifierait donc littéralement ‘celui qui voit clair’. Étant donné que ce nom grec était utilisé pour dénommer une personne à la naissance, comme le législateur susnommé, on peut supposer que c’est en référence à la clairvoyance et non pas au reptile qu’il était choisi.
cerf-volant
Selon la tradition, le cerf-volant aurait été inventé il y a environ deux-mille-cinq-cents ans par un menuisier chinois appelé Lu Ban. Au début, les premiers cerfs-volants étaient faits de bois et de tissu, puis de soie. Ils figuraient généralement des animaux volants réels ou imaginaires (oiseaux, papillons, libellules, dragons). Avant d’être récréatif, leur usage a été militaire (mesure de la distance ou du vent, observation de l’ennemi par une sentinelle qui y était fixée, intimidation…). Marco Polo est le premier voyageur à l’introduire en Europe au XIIIe siècle.
Dans le sens de ‘engin volant’, le nom cerf-volant provient de la confusion entre deux animaux. Contrairement aux apparences, il n’a pas été formé à partir du mot cerf, mais plutôt à partir de son homonyme ancien serp (du latin tardif serps, lui-même du latin classique serpens), qui désignait un autre animal, le serpent. Cette origine est plus logique que cerf, quand on sait que les premiers cerfs-volants européens avaient la forme de dragons, pouvant être assimilés à des « serpents volants ». Étant donné que cerf-volant est apparu tardivement (deuxième moitié du XVIIe siècle) et sous sa forme moderne « corrompue » seulement, on peut envisager l’occitan sèrp volanta, qui a conservé sa forme étymologique, comme origine probable du nom composé français. La référence à un animal volant pour désigner le cerf-volant n’est pas unique à l’occitan et au français. Ainsi, on dit « faucon de papier » en chinois (zhǐ yuān [紙鳶]), « milan » en anglais (kite), « grand aigle » en italien (aquilone), « dragon » en allemand (Drachen) et « serpent aérien » en russe (vozdušnij zmej [воздушный змей]). Quant au sens géométrique de cerf-volant ‘quadrilatère composé de deux paires de côtés d’égale longueur et symétriques transversalement’, il a été formé par analogie de forme avec l’engin volant.
Cerf-volant désigne aussi le mâle du lucane, un coléoptère volant caractérisé par de fortes mandibules semblables à de grosses pinces. Le composant cerf est ici approprié, les mandibules de l’insecte étant comparées aux bois d’un cerf. Cette acception est un peu plus ancienne (début du XVIIe siècle) que celle désignant l’engin volant.