Divines vertèbres
« Ce n’est pas parce qu’elles sont derrière soi qu’on doit les négliger », recommanderait le masseur en parlant de nos vertèbres. À notre tour, nous pourrions ajouter que ce n’est pas parce qu’elles sont derrière nous qu’on doit négliger l’origine des mots qui les désignent. Les termes dont il sera question ici sont atlas, sacrum et coccyx, le premier ayant fourni une profusion de sens alors que les autres se sont restreints au domaine anatomique. Leur origine est à tout le moins étonnante puisqu’elle nous renvoie soit au divin, soit à l’ornithologie. Parions que la prochaine fois que vous courberez le dos, vous aurez l’impression que ce n’est pas de la terre que vous vous rapprocherez, mais du ciel…
atlas
Atlas a tout d’abord désigné un Titan de la mythologie grecque. Comme Zeus, il était lui-même fils d’un Titan (Japet, en ce qui concerne Atlas et Cronos, dans le cas de Zeus). Prédécesseurs des dieux de l’Olympe, les Titans étaient des divinités géantes qui étaient issues de l’union des divinités primordiales Ouranos et Gaïa. Lorsque les Titans perdirent leur combat contre les dieux olympiens, Atlas fut condamné par Zeus à se tenir à l’extrémité occidentale de la Terre (Gaïa) et à soutenir le Ciel (Ouranos) pour le séparer de la Terre. En rendant ce jugement, Zeus faisait d’une pierre deux coups, puisque non seulement il punissait Atlas, mais aussi il empêchait la naissance d’autres Titans. Le remplacement de la sphère céleste par la sphère terrestre dans les représentations d’Atlas ne se fit qu’au tournant du XVIIe siècle, lorsqu’on commença à voir Atlas figurer sur le frontispice des recueils de cartes géographiques terrestres.
Atlas, avec la majuscule, possède aussi deux autres acceptions. En tant que dénomination d’un système montagneux de l’Afrique du Nord, Atlas provient probablement du terme berbère adrār ‘montagne’, dont la forme aurait été changée en Atlas parce que ces montagnes se trouvent près de l’endroit où Atlas était censé se tenir. Le satellite de Saturne situé le plus près du bord extérieur de l’anneau principal de Saturne a aussi hérité de l’appellation Atlas, sa position par rapport à l’anneau rappelant Atlas qui soutient le ciel. Étant donné que Cronos, assimilé à Saturne chez les Romains, était le roi des Titans, de nombreux autres satellites de cette planète portent d’ailleurs le nom d’autres Titans ou de divinités apparentées (Titan, Hypérion, Japet, Épiméthée, Prométhée, Téthys, Rhéa, Phœbé, Mimas, Encelade, Dioné et Télesto).
Avec la minuscule, atlas a donné trois autres acceptions. On relève ainsi ‘recueil de cartes’ et ‘vertèbre’, qui ont débuté au XVIIe siècle, et ‘papillon’, au XVIIIe siècle. Au sens de ‘recueil de cartes’, atlas provient du titre d’un recueil du géographe flamand Gérard Mercator (père de la projection de Mercator), Atlas sive cosmographicae meditationes de fabrica mundi et fabricati figura (1595), sur lequel était représenté Atlas. Le nom commun atlas commence à s’écrire dans les ouvrages français vers le milieu du XVIIe siècle. Le sens de ‘première vertèbre du cou’ provient d’une analogie avec son rôle de soutien de la tête, comme Atlas qui soutient le monde. Au sens de ‘papillon nocturne géant’, le nom atlas a été attribué par Linné en 1758, soit à cause de son aspect « titanesque », soit à cause de la ressemblance de ses ailes avec les cartes géographiques.
sacrum
Le sacrum est l’os qui s’articule aux os iliaques pour former le bassin et qui est constitué par la soudure de cinq vertèbres, appelées sacrées. Le mot sacrum isolé est attesté depuis la fin du français classique. Il constitue l’abréviation de os sacrum, qui est apparu au XVe siècle et est tombé en désuétude au cours du XIXe siècle. La locution avait été empruntée telle quelle au latin médical. Évidemment, le nom de vertèbres sacrées (fin XVIIIe) est calqué sur celui de sacrum.
En latin impérial, le sacrum était appelé sacra spina, littéralement ‘épine sacrée’. L’expression os sacrum ‘os sacré’ n’est employée pour la première fois qu’au Moyen Âge dans une traduction latine de Galien, un médecin grec du IIe siècle qui a prodigué des soins à plusieurs empereurs romains. Sa décomposition en os, ‘os’, et sacrum, forme neutre de sacer, ‘sacré’, calque fidèlement l’expression grecque originale hieron osteon, qui se décompose en hieros, ‘sacré’ (comme dans hiéroglyphe), et osteon, ‘os’ (comme dans ostéopathe). Une des explications données pour le caractère sacré attribué à cet os est que les prêtres grecs, lorsqu’ils immolaient des animaux, en jetaient au feu sacrificiel les morceaux sacrés, dont le sacrum et la queue. Ceux-ci, par la façon dont ils se recroquevillaient et crépitaient en brulant, révélaient au devin la volonté des dieux.
coccyx
Le coccyx, vestige de la queue de nos ancêtres primates, est constitué de plusieurs vertèbres atrophiées. Le terme coccyx provient ultimement du grec classique kokkuks, qui signifiait… ‘coucou’ ! Le nouveau sens anatomique ‘partie terminale de la colonne vertébrale’ est attesté d’abord chez Galien au IIe siècle. Ce transfert sémantique, pour le moins surprenant, s’explique néanmoins facilement : lorsqu’on l’observe de côté, le coccyx a une forme effilée et légèrement recourbée évoquant le bec d’un coucou. À leur parenté sémantique s’ajoute par ailleurs une parenté étymologique, puisque le grec kokkuks et le français coucou remontent tous deux à une racine commune kuku, exprimant le cri du coucou.
Le terme grec kokkuks s’est probablement transmis au français par l’intermédiaire d’une traduction latine du Moyen Âge, transcrite coccyx. On relève coccyx en français à partir du XVIe siècle, d’abord en apposition avec os (os coccyx). Il remplaçait des termes plus vagues tels que croupion, qui, après l’arrivée de coccyx, se cantonna au derrière de l’oiseau ; évolution plutôt contradictoire, quand on connait l’origine du mot coccyx… La finale de coccyx a toujours maintenu une prononciation francisée en [-ss] au lieu de celle en [-ks] du grec, ce qui explique la graphie coccis rencontrée au XVIIIe siècle ; à l’opposé, son parent graphique onyx a récupéré sa prononciation étymologique en [-ks] ([òniks]) en français classique, après s’être prononcé [ònis]. On note enfin pour coccyx une graphie simplifiée en i aux XVIIIe et XIXe siècles (coccix).